Note d’actualité
En jetant son dévolu sur l’île de Groenland, le président Trump a provoqué, comme à l’accoutumée, un mélange de consternation, d’opprobre et de franche rigolade sur la scène internationale. La plupart des commentaires se contentaient de critiquer son style et sa bouderie : il a parlé d’une « grosse transaction immobilière » et, face au refus de vente, il a annulé sa visite prévue et traité les propos du Premier ministre danois de « méchants ». Des observateurs plus avisés ont fait remarquer que l’initiative de Trump est moins fantasque qu’elle n’y paraît au prime abord – elle s’inscrit dans une politique américaine poursuivie de longue date dans la région. Quoi qu’il en soit, pour l’Europe l’essentiel n’est pas là. Il est plutôt dans la mise à nu, pour la énième fois depuis l’arrivée de Trump au pouvoir, d’un raisonnement américain aussi implacable qu’inconfortable.
Permanence américaine
Il est vrai que la proposition du président Trump n’est pas venue de nulle part – pour ce qui est de l’île la plus large au monde (l’Australie mise à part), les Etats-Unis ont de la suite dans les idées. Et des intérêts stratégiques bien précis. Ce n’est pas un hasard si le gouvernement américain avait tenté d’acheter le Groenland dès 1867, pour revenir à la charge sous le président Truman à la fin de la Seconde guerre mondiale. Ce territoire immense a toujours été considéré comme l’un des deux piliers de défense des USA dans l’Arctique (avec le même rôle de rempart naturel à l’Est que celui de l’Alaska à l’Ouest). En effet, depuis le début des années 50, c’est sur le Groenland que se trouve l’installation militaire américaine située le plus au Nord, la base aérienne de Thulé, qui remplit également des missions de surveillance spatiale et d’alerte anti-missile.
A cette importance géostratégique immuable s’ajoute maintenant la fonte des glaces qui facilite l’ouverture de nouvelles voies de navigation et l’accès à des ressources naturelles, dont les terres rares – et exacerbe ainsi la compétition internationale. Le discours du secrétaire d’Etat US, Mike Pompeo, devant le Conseil de l’Arctique en mai dernier, signale clairement un intérêt accru de la part Etats-Unis, aiguisé par l’activisme arctique des autres puissances (en premier lieu la Russie et la Chine) : « Nous entrons dans une nouvelle ère d’engagement stratégique dans l’espace arctique, avec des menaces à nos intérêts dans la région. C’est le moment pour l’Amérique de se lever en sa qualité de nation arctique. Sous le président Trump, nous renforçons la présence sécuritaire et diplomatique des Etats-Unis dans la région. »[1]
(Crédit photo: D. Kinsley/USAF)
Fixette de Trump
Ce n’est donc pas tant l’idée de Trump d’acheter le Groenland qui devrait être surprenante, mais plutôt la candeur avec laquelle il affiche son raisonnement. Pour l’Europe, cet exposé a valeur d’exemple – et d’avertissement. Interrogé pour la première fois sur une éventuelle offre d’achat, le président américain l’a tout de suite liée à la protection militaire US dont bénéficie le Danemark : « Nous sommes de très bons alliés avec le Danemark. Nous protégeons le Danemark comme nous protégeons une grande partie du monde. Du coup, l’idée est venue ».[2] Surtout, après le refus du Premier ministre danois qui a qualifié cette même idée « d’absurde », Trump, très remonté, s’offusque de cette ingratitude, et son courroux est, du coup, étendu à l’ensemble des alliés : « Le Danemark est à seulement 1,35% de son PIB pour les dépenses OTAN. Ils sont un pays très riche et devrait être à 2%. Nous protégeons l’Europe et pourtant, seuls huit membres de l’OTAN sur les vingt-huit atteignent le seuil de 2%. Ces pays restent loin en deçà de ce qu’ils devraient payer pour la protection incroyable dont ils bénéficient. Désolé ! »[3]
Ce procès en ingratitude sonne très familier aux Européens, l’actuel président US le ressort à intervalles réguliers, en particulier quand il s’agit d’affaires : « Les Etats-Unis paient pour les 90% de l’OTAN, alors que beaucoup de pays ne sont même pas près de leur engagement de 2%. En plus de cela, l’Union européenne a un excédent commercial de 151 milliards de dollars avec les USA, avec de grandes barrières douanières sur les produits américains. NON ! ».[4] Inutile ici de rectifier ses chiffres[5] ou de rappeler les innombrables concessions et abdications européennes en échange (ou au prétexte) du « parapluie » militaire des Etats-Unis.[6] Ce qui importe c’est l’insistance sur le lien entre protection militaire et contreparties attendues dans d’autres domaines (en l’occurrence, commercial) : « L’Union européenne fait en sorte qu’il est impossible pour nos paysans, nous ouvriers et nos sociétés d’y faire des affaires (les USA ont un déficit commercial de 151 milliards de dollars) et après ils veulent que nous les défendions allègrement à travers l’OTAN, en payant pour le tout. Ça ne marche pas comme ça ! »[7]
Constantes transatlantiques
Loin d’être une lubie du président Trump, il s’agit d’une vision des choses largement partagée outre-Atlantique, et ce depuis fort longtemps. Déjà en plein milieu de la guerre froide, entre alliés c’était la « guerre des poulets » qui fit des ravages. En 1962, Lyndon Johnson, vice-président des Etats-Unis alors en visite à Berlin, avait brandi la menace d’un retrait des troupes américaines d’Allemagne si le Marché Commun freinerait les exportations de poulets américains vers le vieux continent. D’après Jean-François Deniau – négociateur français du Traité de Rome et premier Commissaire européen chargé de relations extérieures – c’était le début de pressions dans tous les domaines, divers et variés, « chaque fois avec l’argument massif, celui de la défense commune assumée par les Etats-Unis ».[8]
Sous le président Clinton, un document officiel du Pentagone n’hésite pas à préciser les attentes de l’Amérique: « Nos alliés doivent être sensibilisés au lien qui existe entre le soutien américain à leur sécurité et leurs actions dans les domaines tels que la politique commerciale, le transfert des technologies et la participation aux opérations de sécurité multinationales ».[9] Bref, il faut des contreparties. Robert Cooper (ancienne éminence grise du Service d’action extérieure européenne et ex-conseiller du Premier ministre britannique Tony Blair) a lui aussi fait le constat que « Il n’y a pas de défense gratuite. A un moment ou à un autre, les Européens vont devoir payer pour ces arrangements ».[10] Inévitablement. Se mettre à la merci d’un tiers, c’est de s’exposer à des chantages et des pressions multiples – et on peut toujours compter sur le président Trump pour en faire la démonstration en public.
(Hajnalka Vincze, Proposition indécente ? Ce que l’idée de Trump d’acheter le Groenland nous dit sur l’OTAN, Note IVERIS, 22 septembre 2019.)
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[1] Looking North: Sharpening America’s Arctic Focus. Discours de Michael R. Pompeo à Rovaniemi, Finlande, le 6 mai 2019.
[2] @CBS News, Twitter, 18 août 2019.
[3] @realDonaldTrump, Twitter, 21 août 2019.
[4] @realDonaldTrump, Twitter, 9 juillet 2018.
[5] Donald Trump misleads on US defense spending, NATO budget, Politifact, 12 juillet 2018.
[6] Voir les articles de l’auteur sur, entre autres, les sanctions extraterritoriales, les écoutes de la NSA, les « restitutions extraordinaires », le nucléaire, les questions d’armement, l’avion Joint Strike Fighter F-35, le système de navigation Galiléo, l’Europe de la défense. Sur le caractère illusoire de ce « parapluie » voir : Un pour tous, tous pour un ? (Partie 1 : l’OTAN et ses garanties en trompe-l’œil ; Partie 2 : interrogations dans l'Alliance).
[7] @realDonaldTrump, Twitter, 10 juillet 2018.
[8] Jean-François Deniau, La découverte de l’Europe, Seuil, 1994, p.97.
[9] Report on the Bottom-Up Review, Département de la défense, octobre 1993, p.3.
[10] Robert Cooper, The Breaking of Nations, Order and Chaos in the Twenty-First Century, London, Atlantic Books, 2004, p.165.
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