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Les questions d’armement sous un éclairage transatlantique

Hajnalka Vincze

Après avoir relevé quelques enjeux liés au secteur de l’armement, un bref rappel historique propose de clarifier le contexte des débats actuels. On abordera ensuite certaines caractéristiques générales de l’industrie de défense américaine d’une part, européenne de l’autre. Finalement, des mythes trompeurs seront décryptés, notamment  l’imposture de l’« écart » technologique, la sainte horreur inspirée par la notion d’« Europe forteresse » et l’éloge tendancieux de la « complémentarité ».

Enjeux et rétrospective

Lorsque l’on parle de la production, de l’acquisition et du commerce d’équipements militaires, on ne parle pas que de quincaillerie ou de sommes d’argent faramineuses. Il est avant tout question d’un secteur par excellence stratégique avec toutes les conséquences que cela implique – et avec toutes les conclusions que l’on devrait en tirer.

Enjeux stratégiques

D’après un rapport de l’UEO (Union de l’Europe occidentale) en 2004 : « L’aéronautique, l’espace, la défense constituent à n’en pas douter une industrie spécifique dont les enjeux relèvent des intérêts de l’Etat, de telle sorte que la question de la coopération ou de la compétition est alors tout autant industrielle que géopolitique ». En effet, les secteurs stratégiques sont ceux qui sont perçus par les Etats comme étant déterminants pour assurer leur sécurité et leur prospérité, car présentant un avantage (ou de par leur faiblesse un handicap) décisif dans leurs rapports de force. Par conséquent, les gouvernements, normalement, s’activent et prennent des mesures exceptionnelles à leur égard. Que ce soit en termes de financement, de régulation, de stockage, de sécurité de l’approvisionnement, ou des moyens variés pour s’assurer un droit de regard plus ou moins extensif de l’Etat.

Dans le cas de l’armement s’y ajoutent certains éléments supplémentaires. Vu que le secteur est intimement lié à la défense physique des citoyens, il met directement en jeu la crédibilité d’un pays, toute faiblesse ou sujétion dans le domaine étant susceptible de l’exposer à des chantages et pressions divers. Aussi, comme le remarque une note du Ministère français de la Défense, au-delà de l’efficacité militaire proprement dit, « l’accès du pays aux capacités technologiques et industrielles de défense conditionne non seulement son efficacité militaire, mais aussi ses marges de manœuvre diplomatique et, partant, son autonomie de décision et d’action ».

Dans le même temps, le domaine de l’armement joue un rôle clé dans la course globale à la technologie, laquelle est considérée comme étant cruciale dans la reconfiguration en cours des rapports de force sur la scène internationale. Ceci d’autant plus que l’industrie de défense bénéficie d’un statut privilégié par rapport au dogmatisme du marché qui règne tout autour. Grâce aux exemptions sous étiquette « sécurité » que l’on retrouve à l’OMC (Organisation mondiale du commerce) comme à l’UE, l’armement reste l’un des rares domaines qui offrent une opportunité directe aux choix et action politiques. S’y ajoute encore le fait que les ventes d’armes, en plus de rentabiliser la production et faciliter ainsi l’argumentaire pour le maintien des capacités de production nationales et autonomes, sont un instrument traditionnel de la politique étrangère des grands Etats. Elles sont l’un des moyens les plus efficaces pour tisser et renforcer des relations d’alliance – entre égaux, ou entre un maître et ses vassaux, ceci dépend des conditions de vente.

Finalement, pour le chercheur, ce secteur est une aubaine, vu que les notions fondamentales que l’establishment politico-financier voudrait balayer d’un revers de la main sous prétexte qu’elles seraient trop abstraites, y trouvent une traduction on ne peut plus concrète. En l’occurrence, il est possible de remonter le processus de sauvegarde ou d’abandon de souveraineté jusqu’aux pièces détachées d’un appareil ou le code source d’un avion militaire. Du coup, la traduction (ou non) en sens inverse est une bonne mesure de nos systèmes démocratiques. Il est, en effet, très instructif de regarder où et quand le grand public est informé des implications stratégiques majeures de telle ou telle décision, dite de détail, que l’on préfère lui présenter (si jamais on la lui présente) comme étant « purement technique ».

L’histoire d’un déséquilibre

Pour ce qui est du dernier demi-siècle des relations transatlantiques dans le domaine de l’armement, il convient de noter qu’elles se sont traditionnellement inscrites dans la philosophie du « renvoi de l’ascenseur ». L’équation a été plutôt simple : en échange de la protection américaine, les Européens s’équipent de matériel venant d’outre-Atlantique. Déjà en 1961, un aide-mémoire du Département d’Etat précise la position de négociation américaine : « le déficit des Etats-Unis est entièrement dû à la défense du monde libre. Sans ces obligations librement assumées, les Etats-Unis enregistreraient un surplus » en matière de balance de paiement. Le mot d’ordre a donc été lancé : il faut parvenir à un partage plus équitable du fardeau. Notamment en faisant en sorte que le reste du « monde libre » achète des équipements US pour leurs armées. Derrière la rhétorique, déjà omniprésente, sur la nécessité d’éviter les duplications et d’assurer l’interopérabilité entre alliés, c’est donc de compensation, de « contrepartie » dont on parlait (aurait dû parler).

Si l’idée pouvait se comprendre, à un certain moment et à un certain degré, son application n’en soulève pas moins des questions à méditer. Outre le caractère factice du soi-disant parapluie protecteur et l’effet suicidaire d’une telle politique pour la BITD (base industrielle et technologique de défense) européenne, la nature sans règles et sans limites des revendications américaines a largement dépassé les cadres d’un simple « renvoi de l’ascenseur ». Sans parler du fait que, à l’évidence, ni ce choix, ni les conséquences qui en découlent pour nous Européens, n’a jamais été débattu, encore moins approuvé, en public.

A la fin de la guerre froide, tout ce système bien rodé se trouve confronté à une donne radicalement changée. La disparition de l’URSS prive la présence (pour ne pas dire contrôle) US en Europe de son apparente raison d’être, en même temps que les opinions publiques attendent avec impatience ce qu’elles croient être les « dividendes de la paix ». On assiste à une chute libre des budgets militaires occidentaux, avec des effets particulièrement sérieux pour les Etats-Unis, dont l’économie, à la fin des années 1980, peut être considérée, de par sa structure, comme orchestrée autour du secteur militaire. Entre 1985 et 1997 le budget d’acquisition du Pentagone diminue de près de 75% pour les avions, 82% pour les missiles, et de 56% pour les équipements spatiaux. Ce qui entraîne une réorganisation à marche forcée de l’industrie de défense américaine, pilotée par l’Etat et accompagnée d’une agressivité politico-commerciale accrue sur les marchés extérieurs. Ce mouvement est perçu comme particulièrement menaçant du point de vue de la base industrielle et technologique européenne : pour Martin Bangemann, Commissaire européen chargé des affaires industrielles à l’époque, c’est sa survie même, tant dans son volet civil que militaire, qui est remise en cause.

Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que le traité d’Amsterdam signé en octobre 1997 mentionne pour la première fois que la mise en place « progressive » d’une défense européenne sera soutenue par une coopération entre les Etats membres sur le plan de l’armement. Ou qu’en décembre de la même année les dirigeants français, britannique et allemand fassent une déclaration commune où ils disent partager « un intérêt politique et économique essentiel à ce que l’Europe dispose d'une industrie aérospatiale et d'électronique de défense efficace et compétitive ». Des développements qui anticipent le lancement de la politique de défense européenne à Saint-Malo un an après, au point que l’on serait même tenté d’y soupçonner une relation de cause à effet…

Caractéristiques US/UE

Pour aborder la dimension transatlantique des questions d’armement on commence, en règle générale, par un rappel des données statistiques. En évoquant, entre autres, le dernier bilan dressé par l’AED (Agence européenne de défense) selon lequel les Etats-Unis consacrent à la défense 4,06%, les Etats européens en moyenne 1,81% de leurs PIB, ce qui signifie 1363€ par citoyen américain, contre 425€ par habitant de l’UE. Dans cette enveloppe, les dépenses d’investissement (acquisition d’équipement, plus recherche et développement) constituent 32% aux USA, contre 18% en Europe. Ce que l’on a tendance à oublier, au milieu des ricanements méprisants ou embarrassés que ces constats provoquent des deux côtés lors des nombreux colloques transatlantiques, c’est que les chiffres ne disent strictement rien de la qualité du résultat de tous ces efforts investis. Ni en termes de son adéquation aux tâches (utilité opérationnelle dans des situations réelles), ni en ce qui concerne son impact politico-diplomatique. Or le rapport coût-efficacité est extraordinairement défavorable dans le cas du système américain, lequel s’apparente à un puits sans fond où l’on déverse des milliards de deniers publics sans relâche et sans cesse.

L’Amérique avec son complexe

Dans son discours d’adieu adressé au peuple américain en janvier 1961, le Président Eisenhower a voulu mettre en garde ses compatriotes contre la montée en puissance du complexe militaro-industriel. Un complexe dont « l’influence totale », à la fois « économique, politique et spirituelle » se fait sentir, disait-il, « dans chaque ville, dans chaque bâtiment, dans chaque bureau du gouvernement » des Etats-Unis. Or, le phénomène n’a fait que s’intensifier depuis. Avec, pour résultat, un mode de fonctionnement grotesque et vorace à l’intérieur, et à l’extérieur un comportement outrageusement hypocrite.

A l’intérieur, on suit le mot d’ordre « the bigger the better » (plus c’est grand, mieux c’est). Une philosophie qui conjugue à merveille la logique brute des cercles industriels-financiers ne visant que maximiser leurs profits à l’extrême, et la quête obsessionnelle du Pentagone à l'invulnérabilité absolue. Du côté des entreprises US, la logique devient de plus en plus dominée par les considérations financières, plutôt qu’industrielles. Leur intérêt ne semble guère aller au-delà de l’annonce de contrats juteux aux actionnaires, et sont peu soucieux de, voire même réticent à, la fabrication de systèmes rentables et (relativement) bon marché. Comme l’a très bien résumé l’hebdomadaire Defense News « il est dur pour les grandes sociétés US de passer de la fabrication d’avions de chasse à 50 millions de dollars à celle d’avions sans pilote (UAV) à 5 millions, ils construisent donc des UAV à 50 millions ».

Ce qui rejoint parfaitement la philosophie du Pentagone, lui-même fasciné par des appareils toujours plus gros et toujours plus sophistiqués. Une approche qui trouve son aboutissement dans des aberrations (de plus en plus nombreuses, donc de plus en plus emblématiques) telles que le bombardier B-2 Spirit à 2,1 milliards de dollars la pièce, ou le navire de type « destroyer » DDG-1000 à 3,3 milliards de dollars l’unité. Au point que Norman R. Augustine, l’un des plus fins connaisseurs du système US, pour avoir occupé tour à tour de hautes fonctions au Pentagone et celui du président de Lockheed Martin Corporation, résume les tendances lourdes dans une célèbre formule selon laquelle : « En 2054, le budget entier de la défense achètera un seul avion. Cet avion devra être partagé par l'Armée de l'Air et la Navy 3-1/2 jours chacun par semaine, excepté l'année bissextile, quand il sera rendu disponible aux Marines pour la journée supplémentaire ».

A l’extérieur, la politique américaine fonctionne sur le principe du « fais ce que je te dis, ne fais (surtout) pas ce que je fais ». D’un côté on observe une stratégie d’exportation qui mobilise toutes les branches et agences de l’administration et s’appuie sur la revendication de l’ouverture des marchés devant les produits US. De l’autre, un hyperprotectionnisme en faveur des secteurs stratégiques du marché domestique, que symbolise, depuis 1933, la législation « Buy American », et qui s’amplifie et se diversifie aujourd’hui sous des formes variées et multiples. En réalité, si l’on fait abstraction de la corruption interne de l’ensemble du système et de l’hypocrisie extrême de la rhétorique extérieure, l’idée de base qui est de défendre les capacités industrielles et technologiques est éminemment juste et serait, évidemment, à suivre. Notamment chez nous en Europe. Non pas pour servir la course au profit des intérêts privés, mais au service du bien commun, et non pas en appliquant deux poids deux mesures, mais en reconnaissant et respectant, chez les autres, la souveraineté que nous voulons nous-mêmes sauvegarder.

L’Europe avec sa confusion originelle

Cette sauvegarde de la souveraineté est, précisément, au cœur des dilemmes autour de l’armement en Europe. En fait, toutes nos difficultés viennent d’une confusion trompeuse entre les deux aspects du terme « européen ». Celui-ci se réfère, d’une part, au niveau européen par opposition au, et comme étant au-dessus du, niveau national. D’autre part, il nous définit par rapport au reste du monde et se réfère, dans cette acception, à ce qui est spécifique à notre continent européen. Contrairement à ce que l’on veut souvent nous faire croire en passant sous silence toute distinction à cet effet, les deux ne se confondent point. La supranationalisation ne signifie pas automatiquement la prise en compte de priorités et d’intérêts spécifiquement européens. Elle peut même avoir l’effet inverse.

A première vue, deux obstacles semblent empêcher en Europe le renforcement de la BITD. D’un côté, les tensions entre le niveau national et le niveau supranational, de l’autre, les divisions entre autonomistes (partisans d’une Europe indépendante) et atlantistes (avocats d’une Europe soi-disant complémentaire des Etats-Unis). En réalité, les deux ne font qu’une. L’opposition de ceux qui refusent l’européanisation au sens bureaucratico-institutionnel (« supranational ») dans ce domaine vient du fait que celle-ci ne s’accompagnerait pas d’une européanisation au sens politico-stratégique (« au service des intérêts spécifiquement européens »).

Ce n’est pas un hasard si un seul point est toujours resté stable, au cours des cinquante ans de construction européenne : c’est l’exemption du secteur de l’armement par rapport aux règles de l’Europe communautaire. L’article 296, lequel stipule l’exception « armement », dans le traité actuel (article 223 dans le traité de Rome, article III-436 dans le traité « constitutionnel » mort-né) n’a pas changé d’un iota depuis 1957. Et c’est encore heureux qu’il ne l’ait pas fait. Il est même impératif qu’il reste inchangé tant que l’ensemble de l’UE n’assumera pas l’exigence de souveraineté.

Aujourd’hui, en matière d’équipement militaire on prévoit en général trois options en Europe. Nous pouvons « acheter Américain » ou « coopérer » systématiquement avec les Etats-Unis – options séduisantes (à court terme) mais suicidaires (en définitive). Vu qu’elles nous priveraient d’une BITD complète et autonome, donc d’une alternative crédible, donc de toute position de négociation, que ce soit pour acheter ou pour coopérer, à l’avenir. Mais nous pouvons aussi, à supposer que la volonté politique existe, décider de renforcer nos propres capacités industrielles et technologiques. Il est vrai que ceci nécessiterait d’assumer des choix européens – dans le sens politique et stratégique du terme cette fois-ci.

Mythes trompeurs

Les mythes récurrents que l’on rencontre dans la dimension « armement » des relations transatlantiques ne sont point le fruit du hasard. Ils traduisent, au contraire, un agenda bien précis. Un agenda appuyé sur une machine de propagande sans précédent, sur une idéologie qui se veut sans alternative et, de la part des élites européennes, sur un conformisme intellectuel sans commune mesure.

Ecart technologique

L’un des leitmotivs de la rhétorique transatlantique concerne le (supposé) différentiel entre le niveau technologique des BIDT américain et européen, en faveur, cela va de soi, des Etats-Unis. En réalité, la situation est beaucoup moins évidente. Fin 2004, une étude de 200 pages de la National Defense University de Washington, consacrée à ce sujet, a adopté une vision considérablement plus nuancée. Pour ses auteurs, il s’agit d’une « perception trompeuse », et ils préfèrent coller au mot « gap » (écart) l’adjectif « prétendu » et « rhétorique ». Toujours est-il que ce mythe est l’un des plus tenaces des rapports transatlantiques, et ceci malgré le fait qu’il peut servir (et a été successivement, parfois même simultanément, utilisé par l’Amérique pour servir) deux objectifs diamétralement opposés.

La première variante est le discours de type autoflatteur, dans lequel on se décrit comme ayant l’avantage. Il peut procéder de motivations tantôt internes, tantôt externes. Sur le plan interne, cette version du discours du « gap » sert à justifier les efforts que l’on a investis, de même qu’à faire apparaître le rapport coût-efficacité (et, partant, le mode de fonctionnement du système) sous un jour favorable. Vers l’extérieur, elle est censée décourager les concurrents potentiels, à les convaincre de ne pas s’engager dans des tentatives de rattrapage qui seraient, forcément, vouées à l’échec, en d’autres mots, du pur gaspillage.

A l’opposé, dans le discours autoflagelleur on se décrit en désavantage ou du moins sur le point de décrocher. Traditionnellement, ce type de discours du « gap » sert à mobiliser l’ensemble de la nation, avec toutes ses forces et toutes ses ressources. En Amérique, c’était le cas du « bomber gap » des années 1950, suivi du « missile gap », puis, de la « fenêtre de la vulnérabilité » dans les années 1970 et du « laser gap » de la décennie suivante. Qu’importe si ce narratif habituel du complexe militaro-industriel est régulièrement désavoué plus tard, à la suite notamment de l’ouverture des archives. La mobilisation est, par nature, temporaire, et on est encore loin d’avoir épuisé l’inventaire.

Malgré tout, il n’y a pas aujourd’hui, du moins pas encore, d’écart technologique notable entre les deux rives de l’Atlantique. Pour preuve, outre les études sérieuses telle celle de la NDU, il suffit de regarder les inquiétudes exprimées au Congrès US au sujet de la concurrence européenne, la palette des capacités « dernier cri » de ce côté-ci de l’océan, tel le lanceur Ariane, l’avion militaire Rafale, ou le missile de croisière franco-britannique SCALP/Storm Shadow, sans parler de la multitude de démonstrateurs, français pour la plupart, censés assurer la « veille technologique ».

Les raisons de cette absence du « gap » remontent, d’une part, aux atouts que nous avaient laissés les générations précédentes (du fait des spécificités de ce domaine, nous sommes en train de récolter les fruits de décisions prises dans les années 1960 et 1970) et, de l’autre, à l’effort, la plupart du temps très solitaire, de la France : le seul pays en Europe à suivre une ligne conséquente et déterminée visant à préserver les bases concrètes de l’indépendance. S’y ajoutent la différence entre deux approches vis-à-vis des recherches : la vision américaine qui explore systématiquement toutes les pistes, même les plus coûteuses et fantaisistes, et celle, beaucoup plus ciblée, que l’on pratique en Europe. Finalement, les travers du mode de fonctionnement du système US contribuent à engloutir, souvent sans résultat probant, de faramineuses sommes d’argent.

Toujours est-il que l’on constate en Europe aujourd’hui un vrai risque de décrochage, du fait du refus de la plupart de nos pays de considérer la BITD comme un secteur stratégique et de la traiter, y compris la protéger, en conséquence. Or les Français ne pourront pas tenir indéfiniment et, surtout, pas à contre-courant. C’est-à-dire pas dans un milieu européen qui achète les produits extérieurs concurrents, et pas dans la logique (déséquilibrée) de la construction européenne qui handicape celui qui dépense plus pour des objectifs politiques plus ambitieux (que ce soit le social ou la défense) par rapport à ses partenaires au sein du marché commun, tous engagés dans la course à la croissance.

Europe forteresse

La notion d’une Europe protectrice de ses atouts stratégiques dans le domaine de l’armement (« Europe forteresse ») est considérée, dans les milieux bien-pensants, comme un blasphème. Un épouvantail symbolisant un protectionnisme dit anachronique – l’antithèse de tout ce qu’il convient de voir comme efficace, moderne et éminemment pragmatique. On se contentera ici de deux remarques, l’une sur la pratique du deux poids deux mesures, l’autre sur la mésinterprétation tendancieuse du concept d’autonomie.

Quoi que l’on en dise pour la faire apparaître comme une idée diabolique, en vérité l’autonomie n’est pas synonyme d’autarcie. Elle n’exclut point la coopération et les engagements extérieurs, pourvu que la coopération et les engagements soient réciproques et concernent des domaines non stratégiquement vitaux. L’autonomie n’est, en dernière analyse, rien d’autre que liberté (ce fameux « freedom » invoqué à tort et à travers dans les discours US). Mais cette fois-ci elle se manifeste sous une forme concrète, comme un reflet de ce qui nous reste de nos systèmes démocratiques. Car qui dit autonomie, dit liberté d’appréciation, de décision et d’action ou, pour faire bref, la liberté de faire des choix. Et ceci en toute intelligence, en toute conscience, et en toute responsabilité.

En plus de cette considération fondamentale, l’argumentaire des détracteurs de l’idée d’« Europe forteresse » est discrédité par leur approche deux poids deux mesures. Et ceci, de surcroît, sur deux fronts. Premièrement, ils tendent à oublier que les Etats-Unis eux-mêmes ne sont les champions autoproclamés de la concurrence libre et non faussée que là et jusqu’au point où cela sert leurs intérêts. L’Amérique forteresse, dans le domaine de l’armement par exemple, n’est même pas objet de débat : elle est un fait. Ce qui peut être utile aux autres pour en tirer un argument tactique, mais à condition de ne pas oublier deux réserves. D’un côté, aux yeux de Washington, cet exceptionnalisme américain est dans l’ordre naturel des choses. Comme nous l’avait expliqué Madelaine Albright, ministre des Affaires étrangères du Président Clinton : l’Amérique, c’est « la nation indispensable », puisque « nous sommes hauts et nous voyons plus loin » que les autres. Dans le même temps, poser l’exigence de l'autonomie n’est en aucun cas une simple réponse à l’attitude américaine. Bien au contraire. Il s’agit d’une nécessité stratégique fondamentale pour se mettre à l’abri des pressions et des chantages divers. En toutes circonstances, indépendamment donc de ce qui se fait ou ne se fait pas de l’autre côté de l’Atlantique.

Deuxièmement, ceux qui protestent avec le plus de véhémence contre toute prise en considération de cet impératif stratégique dans le domaine de l’armement et vis-à-vis de l’Amérique, sont les mêmes qui montent au créneau pour exiger, avec la même intensité, la prise en compte de la volonté de non-dépendance, notamment lorsqu’il s’agit de la Russie et du domaine de l’énergie. C’est toujours un vrai plaisir que d’écouter nos amis atlantistes soudain éveillés à la notion de souveraineté. Il suffit de substituer dans leur discours le mot « armement » à la place d’« énergie » (deux secteurs stratégiques) et « Etats-Unis » à la place de « Russie » (deux acteurs extérieurs à l’Europe), et l’on obtient l’argumentaire parfait de tout ce qui leur fait généralement horreur.

Complémentarité 

Vu de Washington (ou des capitales atlantistes de l’Europe) le meilleur des mondes possibles est celui où l’on verrait, pour reprendre les mots de Zbigniew Brzezinski, « une Europe complémentaire, mais pas autonome des Etats-Unis ». Le mythe de la complémentarité (européenne par rapport à l’Amérique, et non l’inverse, bien entendu) soulève en premier lieu la question de la dépendance, mais aussi celle de la nature de la coopération entre des partenaires qui sont, par définition, inégaux.

Le problème de la dépendance

Pour ce qui est de la problématique « dépendance versus autonomie », qui d’autre serait mieux placé que nos amis britanniques pour nous instruire sur les joies de la complémentarité – eux qui ont fait de ce concept plus qu’une politique, une profession de foi. Or pour l’ancien responsable des exportations militaires de la Grande-Bretagne, M. Tony Edwards, le pays « maintient sa capacité de projection au prix d’une dépendance excessive par rapport aux Etats-Unis pour la technologie, les équipements, le soutien et le renseignement ». L’ex-président de la Commission de Renseignement de Sa Majesté, M. Rodric Braithwaite, en précise les conséquences : « Dans une guerre réelle, les forces britanniques ne vont opérer que faisant partie intégrante des forces américaines, sous commandement américain et servant des intérêts américains ».

On n’abordera ici brièvement que trois volets où le mot d’ordre « complémentarité » apparaît directement lié au choix autonomie versus dépendance : la question de la soi-disant duplication des capacités, celle de la sécurité de l’approvisionnement, et les interférences potentielles dans la conduite de la politique étrangère et commerciale.

Le refus de la duplication des capacités US par les Européens est un cheval de bataille de l’establishment washingtonien, utilisé de manière particulièrement ouverte depuis le lancement de la politique de défense de l’UE. L’argument est bien connu : si les Européens veulent des capacités, qu’ils cessent de gaspiller leurs ressources en les fabriquant de façon autonome, et qu’ils aillent plutôt les acheter aux US. S’y ajoute une autre offre, encore plus généreuse de la part de l’Amérique : Washington est prêt à mettre ses propres capacités à la disposition de ses alliés, notamment dans les cadres des accords dits de « Berlin Plus ». Mais la ficelle est un peu grosse.

Acheter (ou utiliser) américain, c’est détruire la BITD européen ou la réduire à un rôle de sous-traitant. Avec, en plus du discrédit et de la vulnérabilité stratégiques, la perte de position de négociation pour les futurs achats/utilisations, bien évidemment. De surcroît, Berlin Plus est une affabulation vague et absurde pour nous faire oublier que l’accès aux capacités d’un tiers ne peut jamais être garanti. Non seulement un tel accès est un choix politique, au cas par cas, qui suppose l’approbation au moins tacite de nos objectifs stratégiques par celui à qui nous adressons notre demande, mais y croire c’est aussi supposer que dans l’hypothèse où les US auraient besoin de leurs capacités, la requête européenne prendrait le dessus et les Américains nous les fourniraient au risque même d’affaiblir leurs propres troupes.

Lorsque l’on fait référence à la sécurité de l’approvisionnement, que ce soit pour la consommation énergétique ou les pièces détachées de nos appareils militaires, c’est toujours lié à la volonté d’éviter d’être à la merci d’un tiers. Autrement dit, ne pas s’exposer à des chantages et pressions divers. Cette règle absolue ne peut être tempérée que si l’on s’appuie sur de multiples sources d’approvisionnement pour le même produit ou, surtout, si l’on a soi-même les capacités technologiques et industrielles pour s’assurer, grâce à un délai de réaction suffisamment réduit, un flux d’approvisionnement continu.

Finalement, en matière de politique extérieure où les ventes d’armes jouent un rôle particulier, la dépendance en matière d’armement peut avoir des effets non désirés. La corrélation est incarnée par la législation américaine ITAR (International Traffic in Arms Regulation), en vertu de laquelle pour vendre n’importe quel produit contenant une composante, ne serait-ce qu’insignifiante, de fabrication US et se trouvant sur la liste établie par les Etats-Unis, l’autorisation du Département d’Etat américain est un préalable incontournable. Une remarque s’impose à ce point : il est intellectuellement malhonnête de se lamenter du caractère extraterritorial de la législation ITAR ou de la lenteur administrative de la procédure. C’est le droit le plus absolu de Washington que de poser les conditions qu’elle veut concernant l’usage ou la réexportation des produits US à ceux qui les achètent, à chaque fois, en connaissance de cause. Tout comme ce serait notre devoir le plus absolu d’en tirer les conclusions. Notamment en fabriquant et en utilisant des produits « ITAR-free ».

En effet, la législation ITAR interfère non seulement avec certains objectifs politiques (comme dans le cas des coopérations entre Européens sur des programmes communs, freinés par la dépendance des uns et des autres, ou dans celui de l’Espagne qui s’est vue interdite de vendre 12 avions de transport et 8 navires de patrouille au Venezuela, un contrat qui lui aurait valu 1,7 milliards d’euros par ailleurs), elle est aussi un handicap dans le secteur commercial civil. Pour l’exemple, prenons le domaine des lanceurs. Un rapport du service de recherches du Congrès américain note, non sans satisfaction, que « La plupart des satellites sont fabriquées aux Etats-Unis ou contiennent des composantes américaines, et nécessitent donc des autorisations américaines, ce qui donne aux Etats-Unis une influence considérable pour décider comment les autres pays peuvent participer au marché des lanceurs ». Devenir « ITAR-free » est un objectif stratégique commun à tous ceux qui veulent éviter l’engrenage de la dépendance. Ce n’est pas un hasard si la Chine vient de lancer, début juillet, son premier satellite exempt d’ITAR, construit, deuxième non-coïncidence, par l’Européen Thales Alenia Space.

Le problème de la coopération

Finalement, il convient de faire quelques observations au sujet de la coopération transatlantique en matière d’armement, souvent évoquée pour appuyer les arguments en faveur de la complémentarité. On peut distinguer trois types de coopérations, ou de simulacres de coopération, transatlantiques selon qu’elles se font au sein de l’OTAN, avec les alliés de l’Europe de l’Ouest ou avec les petits nouveaux de l’Est de l’Europe.

L’Alliance atlantique est, à n’en pas douter, encore le meilleur forum pour ceux qui cherchent à coopérer avec les Etats-Unis dans un esprit de complémentarité. Tout simplement parce qu’en dehors de l’OTAN, la plupart des alliés n’ont absolument aucune chance d’être entendus. Par contre, à l’OTAN, du fait de la présence de certains pays européens plus autonomes, ils peuvent au moins espérer de discuter et de négocier avec l’Amérique. Tout en sachant que le commandement chargé de piloter la « transformation » capacitaire et doctrinale de l’Alliance (ACT : Allied Command Transformation) se confond, jusqu’à la personne du commandant en chef, avec l’US Joint Forces Command. Sachant aussi que le Secrétaire général adjoint de l’OTAN responsable des acquisitions est, dès la création du poste, de nationalité américaine. Qui se fait remarquer régulièrement par ses attaques contre l’Europe forteresse, les duplications, et en général contre tout ce qui serait l’ébauche d’une autonomie européenne.

Pour ce qui est de la coopération avec les alliés (ou, pour citer de nouveau Brzezinski, les « vassaux ») en Europe occidentale, elle se caractérise par le fait que Washington, traditionnellement, les aide à du moins sauver les apparences. Autrement dit, il prend des gants – s’il estime en avoir l’envie et le temps. Un exemple actuel et emblématique de ce type de coopération est le programme d’avion Joint Strike Fighter (F-35, Lightning II). Dans lequel participent, avec plus ou moins de bonheur, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, le Danemark et l’Italie (pour ne prendre que les pays membres de l’UE). Si le caractère international du programme est affiché à grands coups de fanfare, les détails n’assurent pas moins un contrôle total de la part des US. Qu’il s’agisse de la disposition des locaux (les partenaires ont été confinés dans des bâtiments à l’écart du bureau de planification du programme réservé au personnel américain) à la formation des pilotes (dispensée aux Etats-Unis) et au maintien et approvisionnement (qui serait assuré par un système centralisé, très « rationalisé » certes, mais surtout sous contrôle US), en passant par la conception même des appareils (optimisés pour opérer dans le système des systèmes sous commandement américain, à un point tel que même la Grande-Bretagne bataille depuis des années pour obtenir les codes source afin de disposer ne serait-ce que de la « souveraineté opérationnelle » de ses appareils). Et on n’a pas encore dit mot de l’objectif stratégique de ce genre de coopération qui est d’éliminer, une bonne fois pour toute, la concurrence européenne et verrouiller les alliés dans une position de dépendance définitive. En l’occurrence, la multinationalisation du programme JSF trouve son origine dans une étude de RAND Corporation, réalisée en 1995 sous le titre de « Menace grise : la nouvelle génération des avions de chasse européens ».

Finalement, la coopération avec les alliés de l’Europe de l’Est montre bien que même dans la vassalité, des sous-castes existent. Il y a notamment ceux avec qui on ne se soucie même pas de feindre un minimum de respect et de sauver l’apparence de leur soi-disant souveraineté. Il suffit de rappeler l’exemple des récentes propositions américaines en matière d’accueil, sur sol européen, des éléments de son système de défense antimissile. Le secrétaire d’Etat adjoint US, en visite à Prague, n’a pas hésité une seconde avant d’établir un lien entre l’installation de la station radar et l’éventuel octroi d’une exemption visa, exigée depuis longtemps mais toujours pas accordée, aux fidèles alliés tchèques de l’Amérique. On sait aussi, depuis les révélations de l’ex-ministre polonais de la Défense, que Varsovie n’a pas eu droit, elle non plus, à un traitement de faveur. D’après Radoslaw Sikorski, la lettre de demande américaine a été envoyée aux Polonais avec le projet de réponse y attaché. Ce qui amena le ministre, pourtant fervent atlantiste, ancien collaborateur de l’Américan Enterprise Institute et ex-directeur du New Atlantic Initiative, à remarquer non sans un brin de sarcasme  que « les gens d’ici ont tendance à penser qu’ils sont capables de rédiger leur propre courrier diplomatique ».

Les exemples divers sont symptomatiques de ce que tous les trois volets (OTAN, Europe occidentale, Europe de l’Est) illustrent à merveille : à partir d’une position de dépendance européenne il n’y aura jamais de véritable coopération avec l’Amérique. En d’autres termes, l’autonomie européenne est la clé de tout partenariat réciproque, donc légitime et durable, entre les deux rives de l’Atlantique.


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Tags:
armement, relations transatlantiques


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