Note d’actualité
Dans son Rapport sur la France et la mondialisation, rédigé à la demande du Président de la République, Hubert Védrine aborde la question de l’OTAN à l’intérieur du chapitre consacré à « L’option atlantiste/occidentaliste ». Fort à propos, l’ex-ministre des Affaires étrangères distingue cette dernière de « la politique normale d’amitié et de coopération avec les Etats-Unis », et la décrit comme « une réorientation en profondeur » qui s’inscrit dans le schéma du choc des civilisations : « Menacés, les Occidentaux devraient se serrer les coudes ».
C’est en effet l’un des trois arguments le plus souvent invoqués pour plaider la cause du « retour de la France dans l’OTAN ». Après une démonstration de la vacuité de chacun d’eux, Védrine pose la question de la réciprocité – un des thèmes favoris du Président. Dans ce cas précis, l’équation est simple : en échange de son « retour », la France est en droit d’exiger des contreparties substantielles. Si substantielles, ajoutons-le, que l’on peut s’interroger sur les ressorts (aveuglement/ignorance ou calcul habile ?) du mouvement qui vient d’être amorcé par le gouvernement.
Trois arguments fallacieux pour le « retour dans l’OTAN »
Dans un « débat mené dans la clarté », comme celui que Védrine appelle de ses vœux, aucun des trois arguments en faveur de la « réintégration » n’aurait de chance de s’imposer. Le premier (cohésion occidentale) est purement idéologique, le deuxième (commodité pratique) est insuffisant et délibérément biaisé, le troisième (espoir d’une influence accrue), s’il est sincère, n’est que le reflet d’illusions naïves.
L’Occident en ordre de bataille
Quant à l’appel au rassemblement des Occidentaux sous bannière OTAN/US, Védrine note qu’il « ne peut s'évaluer en avantages/inconvénients puisque c'est un point de principe, presque de doctrine. Il se justifie si la France se pense avant tout comme un pays occidental, avant d'être européen ou original. » D’après la théorie occidentaliste, « au fond nous serions avant tout des démocraties assaillies par les terroristes et menacées par la Chine, le nouveau ‘monde libre’. Il s'en suit que nous ne devrions pas critiquer inutilement les États-Unis, ni nous démarquer d'eux ‘pour le plaisir de nous opposer à eux’. Selon un schéma bien connu, ne pas s'opposer à eux sans motif valable devient vite : ne pas s'opposer tout court ».
En effet, l’argument de la « cohésion occidentale », difficilement séparable de la thèse du « choc des civilisations » du professeur Huntington, est apparu sous sa forme actuelle dès la fin de la guerre froide. Déboussolés après la disparition de l’URSS, l’OTAN/l’Amérique y ont trouvé un nouvel argument pour le maintien sous tutelle des alliés et la préservation d’une organisation qui en fut toujours l’instrument privilégié. Le Secrétaire général de l’OTAN déclare dès 1995 : « Le fondamentalisme islamiste est tout aussi dangereux que ne l’était le communisme. L’OTAN peut contribuer à combattre la menace posée par les islamistes, puisqu’elle est beaucoup plus qu’une simple alliance militaire ».
Or le statut particulier de la France, avec le refus de l’alignement systématique qu’il implique, est à la fois « un problème » du point de vue de la discipline atlantiste et la réfutation éclatante du déterminisme inhérent à la théorie huntingtonienne. Bref, une réaffirmation, au jour le jour, de la possibilité et de l’importance des choix politiques. Selon les résultats d’un sondage Zogby International réalisé dans 6 pays musulmans en automne 2005, le Président français fut de loin le dirigeant politique le plus populaire, et c’est la France que les personnes interrogées ont désignée en premier lieu comme superpuissance souhaitée. De toute évidence, il s’agit d’un atout énorme non seulement pour la France, mais pour tous ceux qui veulent croire en, et œuvrer pour, le dialogue politique. Or c’est cette image qui risque d’être sérieusement écorchée à la suite d’un « retour » en bonne et due forme dans une OTAN dominée par les Etats-Unis.
Commodité pratique ?
Le deuxième argument est celui de la « commodité pratique », sur le plan notamment de la formation, des doctrines, et de la fameuse « intéropérabilité ». Il est le plus souvent invoqué par les militaires – et exécuté d’un coup sec par Hubert Védrine. Celui-ci observe que « Des arrangements concrets et satisfaisants ont été trouvés sur chaque point. Des forces françaises participent à plusieurs opérations de l'OTAN. Leur valeur militaire est reconnue. Des entreprises françaises réussissent à remporter les appels d'offres de l'OTAN quand ils sont méthodiquement préparés. »
En effet, depuis la fin de la guerre froide, le positionnement de la France par rapport à l’OTAN s’est largement adapté à la nouvelle donne. Le retrait du pays des structures militaires intégrées (OTAN) de l’Alliance atlantique (dont la France est toujours restée l’un des principaux Etats membres) s’est traduit notamment par certaines mesures concrètes, qui furent progressivement et partiellement revisitées au fur et à mesure que l’organisation elle-même a redéfini ses missions et son aire de compétence. C’est ainsi qu’aujourd’hui la France participe à toutes les instances intergouvernementales de l’Alliance (sauf le Comité des plans de défense, distinct de la planification opérationnelle, et le Groupe des plans nucléaires), et est même présente dans les états-majors grâce à l’accord Flag to posts de 2004 prévoyant l’insertion (avec donc le maintien sous contrôle national et la possibilité d’un retrait à tout moment) de 110 officiers de l’Hexagone. Sa contribution massive sur le terrain est appréciée de tous, et elle participe également aux trente principaux programmes d’armement/d’équipement de l’OTAN.
L’illusion de l’influence accrue
Aux yeux de Védrine, « L'argument de l'influence est le moins convaincant. La France serait – peut être - considérée à nouveau par les autres alliés, européens et canadiens, comme un allié ‘normal’ et cesserait – peut-être – de faire l'objet de procès d'intention. Sur les États-Unis cela donnerait à la France une influence comparable à celle des autres alliés, c'est-à-dire quasi nulle. »
L’illustration la plus parfaite de l’impasse de cette foi naïve dans une illusoire influence nous vient, de façon régulière, du côté des Britanniques. A la suite de la désastreuse politique blairienne, laquelle a poussé l’art du « rapprochement » jusqu’à sa caricature, même le chef du parti conservateur britannique est amené à s’interroger sur ce thème normalement interdit. En septembre 2006, David Cameron observe que « Si nous continuons comme à présent, je crains que nous ne finissions par combiner le maximum de risques avec le minimum d’influence réelle sur les décisions ». Mais au lieu d’espérer le soi-disant retour à une « relation spéciale » qui, en réalité, a toujours eu la particularité d’être tout sauf réciproque, il aura mieux fait d’écouter le directeur sortant du prestigieux Chatham House. Celui-ci constate, une bonne fois pour toutes que « il a toujours été peu réaliste de croire que des puissances extérieures – aussi loyales soient-elles – puissent avoir de l’influence sur le processus américain de prise de décision ».
La seule réelle contrepartie : une défense européenne indépendante
Face aux inévitables pertes en terme d’image et de marge de manœuvre concret, ainsi qu’une opinion publique pour le moins sceptique, Védrine souligne la nécessité d’obtenir, en cas de tentative de « réintégration », des contreparties substantielles. Il identifie deux conditions sine qua non d’un éventuel « retour » : au-delà des postes de haute responsabilité, il convient d’insister sur une « OTAN nouvelle ». Laquelle irait notamment « plus loin dans la reconnaissance de l'autonomie du pilier européen ».
C’est justement les deux exigences posées par le chef de l’Etat dans l’interview qu’il a accordée au New York Times le 24 septembre dernier. Pour Sarkozy, « il va de soi que si nous devions envisager un tel mouvement, il ne pourrait avoir lieu que dans la mesure où une place serait faite dans les instances de direction, au plus niveau, pour des représentants de la France ». Mais surtout il déclare « conditionner un mouvement dans les structures intégrées par une avancée sur l’Europe de la défense », avec comme objectif « une Europe qui serait capable de se défendre de façon indépendante ».
Le Président renoue donc avec l’idée selon laquelle il y a au fond une harmonie entre le partenariat transatlantique tel qu’il s’incarne dans l’OTAN et l’autonomie européenne. Dans son discours devant les ambassadeurs, il explique que « Les deux vont ensemble. Une Europe de la défense indépendante et une organisation atlantique où nous prendrions toute notre place. » Tout le monde n’est pourtant pas du même avis. Certainement pas l’américain Robert D. Kaplan, rédacteur en chef de Atlantic Monthly, pour qui « l’OTAN est à nous de diriger, contrairement à l’Union européenne de plus en plus puissante. Permettez-moi d’être encore plus clair sur une chose à propos de laquelle les politiques et les experts préfèrent ne pas être clairs. L’OTAN et une défense européenne autonome ne peuvent pas prospérer toutes les deux ».
La leçon de la « bataille de Naples »
C’est à peu près ce qui est ressorti aussi de la première tentative de « retour dans l’OTAN », plus connue sous le nom de « bataille de Naples ». Au tout début de son premier mandat, le Président Chirac a lui-même proposé que la France revienne dans l’organisation militaire – en échange d’une affirmation plus marquée de l’identité européenne de défense à l’intérieur de l’Alliance (la seule instance imaginable à l’époque pour une telle initiative). Dans cet esprit, un projet franco-britannique, adopté en juin 1996 lors de la réunion ministérielle de l’OTAN à Berlin, confère un rôle significativement plus important à l’UEO (Union de l’Europe occidentale) que prévu. Lui permettant notamment de conduire des opérations européennes, avec accès aux capacités de l’Alliance.
C’est dans une atmosphère déjà tendue, avec les Américains parlant de « hold-up » à propos de Berlin, que Chirac introduit la revendication selon laquelle la direction du commandement Sud de l’Alliance (AFSOUTH à Naples) doit revenir à un Européen. En bas de sa lettre du 10 octobre adressée au Président Clinton à ce sujet, il note à la main : « Bill, c’est très important pour moi ». Mais Bill ne daigne même pas répondre. Ou plutôt il le fait, mais à sa manière. En déclarant publiquement que « Les Etats-Unis continueront à être le leader de l’OTAN, en particulier dans la région Sud ». Début 1997, son Secrétaire à la Défense enfonce le clou, lorsqu’il réitère devant le Congrès la réponse US : « C’est non. C’est catégorique. Ce n’est pas négociable ».
Même si les raisons de ce refus américain sont très instructives (en gros : l’attachement à l’unité de commandement, américaine bien sûr, sous déguisement OTAN), on se limitera ici au constat de ses conséquences. Charles Cogan, dans son livre French Negotiating Behavior, appuyé sur d’innombrables interviews avec les protagonistes de l’affaire, arrive à la conclusion que : « Bien que les Français aient été humiliés par le refus brusque et public de la part des Etats-Unis, il semble que les regrets à long terme se trouvent du côté des US. L’intransigeance américaine a condamné les négociations à l’échec, un échec qui a encouragé la France d’insister sur le développement d’une force européenne de défense en dehors de l’OTAN. Comme le remarque Gérard Errera, ambassadeur de la France à Londres et ancien ambassadeur à l’OTAN : ‘Si ces négociations avaient abouti, Saint-Malo [où les Britanniques et les Français sont tombés d’accord sur l’idée d’une défense européenne autonome] aurait pu ne jamais avoir lieu.’ ». Or c’est grâce à Saint-Malo que la donne a radicalement changé : au dogme OTAN en matière de sécurité européenne s’est substituée, en dépit des réactions hystériques de l’Amérique, la cohabitation OTAN-Union européenne.
Coup de foudre ou coup de poker ?
Coïncidence ou pas, Sarkozy aujourd’hui se place explicitement dans la perspective d’un « Saint-Malo bis ». Lors de son allocution devant les ambassadeurs, il précise : « Bientôt dix ans après l'accord de Saint-Malo, le moment est venu de lui donner un nouvel élan. » Paris en fera donc sa priorité au cours de la présidence française de l’UE au second semestre 2008, et de sa présidence de l’UEO qui durera, elle, de janvier à décembre. En focalisant précisément sur les deux questions qui constituent, depuis toujours, les deux « lignes rouges » de l’Amérique : « le renforcement des capacités de planifications et de conduite des opérations » de l’UE, et le « développement de l’Europe de l’armement ».
Le moins que l’on puisse dire, c’est que tout en faisant miroiter l’appât du « retour de la France dans l’OTAN », le Président place la barre très haut … Reste à voir s’il l’a fait à dessein. Jusqu’ici, en tout cas, la manœuvre, si elle est conçue dans une cette logique tactique, se présente comme étant plutôt habile. Les propositions françaises en faveur d’un dégel des relations UE-OTAN (renforcement de la coopération et de la transparence) sont un geste de « bonne volonté » à peu de frais. Il ne s’agit, en effet, que de mesures soit symboliques, soit promises à être bloquées dans le bras de fer entre la Turquie (membre de l’OTAN mais non membre de l’UE) et la Chypre (membre de l’UE mais non membre de l’OTAN, et ne participant même pas au programme Partenariat pour la Paix).
Pour l’heure, on constate avant tout un changement de style, qui capitalise sur la lune de miel habituelle suivant chaque élection (rappelons-nous bien que Chirac fut salué à l’époque comme « Le plus américain de tous les présidents français » par la presse anglo-saxonne). Le gouvernement s’emploie à rompre l’image d’une France en opposition systématique – en coupant l’herbe sous les pieds de ceux qui en useraient pour faire barrage à ses initiatives européennes. Au fait, il retourne la charge de la preuve. En annonçant sa disponibilité à une « réintégration », il fait la démonstration de sa sincérité concernant la compatibilité OTAN-UE, c’est donc maintenant aux autres d’en faire autant. En acceptant notamment les conditions françaises sur une défense européenne indépendante. La France mettrait ainsi le camp (euro-)atlantiste face à sa contradiction fondamentale : si les valeurs et les intérêts sont aussi communs, entre les deux rives de l’Atlantique, que l’on prétend, il n’y a aucune raison de faire de l’autonomie européenne un épouvantail.
Encore une fois, ce n’est là qu’un potentiel, et pour le moment rien ne confirme que le gouvernement entende s’en servir pour exploiter toutes les possibilités. Au fait, s’il s’en tenait aux conditions qu’il a lui-même fixées, le Président français se retrouverait dans une situation gagnant-gagnant. Ou bien ses exigences sont pleinement acceptées (par un quelconque miracle) et il devient le héros de l’Europe de la Défense, ou bien les Américains font eux-mêmes la démonstration de la volonté de maintien sous tutelle de ce qu’ils considèrent, pour reprendre les mots de Brzezinski, comme leur « protectorat ». Dans les deux cas, la perspective d’un « Saint-Malo bis », à la française, apparaît plus que probable. Sous cet angle, la question de savoir si l’initiative de Sarkozy fut, au départ, inutile ou pas, est secondaire. De même que celle portant sur le caractère délibéré ou inconscient de sa démarche.
La seule incertitude et la vraie inquiétude concernent donc la fidélité du Président aux conditions telles qu’il les avait posées. Sur ce plan, il existe néanmoins un garde-fou précieux : l’opinion publique. Un facteur que Védrine n’a pas manqué de mettre en avant à plusieurs reprises. Il observe notamment, au sujet de l’option occidentaliste que « il est surprenant de constater que cette tentation est forte dans les élites – mais quasiment pas dans la population. [Une telle] réorientation fondamentale n'est pas demandée par l'opinion française qui paraît à l'aise dans la politique de la Vème République dans la longue durée ».
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