Note d’actualité
L’approche européenne insistant sur la synergie des moyens civils et militaires dans la gestion des crises est de loin la mieux adaptée aux défis du monde actuel. Néanmoins, la détermination des pays européens à suivre leur propre chemin (face à une Amérique obnubilée par sa croyance inébranlable en l’invincibilité de la supériorité technologique) reste à démontrer.
D’autant que les Etats-Unis avaient, et ceci d’une façon très rationnelle, identifié depuis longtemps les deux domaines d’importance cruciale du point de vue du maintien de la dépendance des Européens. Il s’agit d’assurer la prééminence américaine et de saboter toute tentative d’émancipation européenne dans le domaine de la planification et du commandement opérationnels d’une part, et dans celui des bases technologiques et industrielles autonomes de l’autre.
Convergences et divergences européennes
Ce n’est point un hasard si la politique étrangère, de sécurité et de défense de l’Union européenne est appelée « commune » et non pas « unique » comme la monnaie. En effet, la politique européenne dans ces domaines ne fait que s’ajouter aux vingt-cinq politiques étrangères, de sécurité et de défense nationales, et elle n’a nullement ni l’intention, ni la prétention de les remplacer. Par conséquent, la politique commune n’émerge que là où un champ d’intersection se dégage des vingt-cinq politiques nationales. Il nous importe donc de savoir quelles sont les convergences et les divergences pour ainsi dire naturelles entre les attitudes des Vingt-cinq en matière de sécurité et de défense, afin d'identifier ce qui facilite, ou au contraire, empêche l’élaboration d’approches et de pratiques communes.
Il convient d’abord de faire clairement la distinction entre le domaine de la sécurité en général et le domaine stratégique proprement dit. Il en ressort dès le premier abord que ce que les Etats membres sont en train de construire au niveau de l’Union, c’est une sorte de culture de sécurité fonctionnelle, qui peut être sympathique, pertinente et même utile de temps en temps, mais qui pour l’heure n’a strictement rien à voir avec des considérations proprement stratégiques.
Quant à cette approche générale aux questions de sécurité, on observe une convergence très significative – due à des facteurs géographiques, historiques, culturels etc. – entre pays européens. Elle se manifeste déjà dans la manière d’appréhender les divers défis. Au lieu de tomber dans le piège de la rhétorique sur les soi-disant « nouvelles menaces », les Européens soulignent que celles-ci sont inséparables de leurs contextes régionaux, socio-économiques et politiques. Pour obtenir des solutions durables, il faut aller au-delà des symptômes et s’attaquer aux racines des crises et conflits. Car derrière l’écran de fumée des prétendument « nouveaux » défis, on trouve une pléiade d’anomalies et de tensions ô combien anciennes. L’approche européenne à la gestion des crises se distingue également par son souci de légalité internationale et son attachement aux cadres multilatéraux. Non pas tant pour des raisons moralisatrices que pragmatiques. Notre expérience continentale nous apprend, en effet, que seules les solutions ainsi obtenues peuvent garantir la légitimité, c'est-à-dire l’unique gage de la stabilité à long terme. Concernant la méthode, l’accent est mis sur la proportionnalité des moyens mis en œuvre et l’adéquation de la stratégie choisie avec l’objectif politique recherchée. Pour ce faire, la synergie possible et nécessaire entre volets civil et militaire est explorée et encouragée à chaque phase.
Néanmoins, toutes ces convergences sur le plan général de la culture de sécurité ne nous mènent pas, loin s’en faut, à une conception stratégique un tant soit peu cohérente. Dès lors que l’on aborde le contenu stratégique proprement dit (à savoir une approche basée sur l’impératif de la souveraineté, guidée par des considérations géopolitiques et s’inscrivant dans la durée), l’Union européenne échoue sur deux écueils majeurs qui sont le pacifisme naïf et et l'atlantisme servile de la plupart de ses Etats membres. Habitués à une déresponsabilisation générale, ces pays préfèrent pratiquer la politique de l'autruche. Or qui dit refus de la puissance dit impuissance, et qui dit soumission dit dépendance. Les deux résultent en un manque total de crédibilité et une perte définitive de toute position de négociation. Sans la posture et les moyens stratégiques à même d’assurer notre capacité de décision et d’action autonome, l’Europe finira par se rayer elle-même de la carte du monde.
Pourtant, rien ne nous y force. Au contraire, notre vision générale de la sécurité est particulièrement bien adaptée au contexte actuel (à condition, bien entendu, d’avoir la volonté politique et les leviers stratégiques pour la mettre en œuvre). Au fait, il y a quelques jours, le 19 janvier dernier à Bruxelles, c’est en présence de M. Javier Solana, Haut Représentant de la Politique étrangère et de sécurité de l’UE, que le général britannique Sir Rupert Smith présentait son livre intitulé « De l’utilité de la force : l’art de la guerre dans le monde moderne ». Lorsqu’il constate la futilité de la force telle qu’elle est mise en valeur dans les doctrines et les modes opératoires de nos alliés d’outre-Atlantique, Sir Rupert sait très bien de quoi il parle. Il fut commandant des forces britanniques dans la première guerre du Golfe, puis commandant de la FORPRONU en Bosnie, avant de devenir l’adjoint au commandant suprême des forces de l’Alliance atlantique en Europe. Or, pour lui, la plupart des structures militaires – dont l’OTAN en l’occurrence – s’avèrent aujourd’hui dépassées. A la différence notamment de la politique de défense qui se met en place dans les cadres de l’Union, laquelle se distingue justement par une harmonisation délibérée entre capacités civiles et militaires. De l’avis du général britannique, c’est l’Amérique qui, parmi tous les pays, aura le plus de mal à s’adapter à la nouvelle donne, du fait de leur croyance inébranlable en l’invincibilité de la supériorité technologique et industrielle.
Détermination et logique américaines
Malgré ces évidences, les relations transatlantiques se caractérisent aujourd’hui par la soumission volontaire et le mimétisme aveugle de la majorité des dirigeants européens d’un côté, et par une politique bien rodée, extrêmement cohérente des Etats-Unis vis-à-vis de leurs « partenaires » européens, de l’autre. Car contrairement aux idées reçues, la politique européenne de l’Amérique n’a subi aucune rupture et ne souffre d’aucune ambiguïté. Elle est particulièrement bien réfléchie et se manifeste avec une remarquable constance. Du moins dans les limites de la psychologie américaine, et tant que le refus des réalités de ce côté-ci de l’Atlantique le lui permet.
A l’opposé des théories à la mode, ni l’avènement de George Walker Bush, ni le choc du 11 septembre 2001, ni la guerre en Irak ne constituent des tournants dans la politique américaine. Ces épisodes, somme toute accessoires, ont tout au plus mis au jour ou accéléré certaines tendances profondes de l’attitude washingtonienne. Celle-ci est par ailleurs souvent décrite, à tort, comme ambivalente. On a l’habitude de mettre en avant le prétendu contraste entre le soutien américain à l’intégration européenne en général, et la crispation paranoïaque dès que cette Europe tant décriée pour ses défaillances capacitaires décide de prendre en charge une partie de ses responsabilités. En vérité, il n’y a aucun mystère là-dedans. Les Etats-Unis sont en faveur d’une intégration européenne dans les domaines et jusqu’au point où ceci leur semble utile ou indifférent. Mais ils essaient de torpiller – d’une manière ou d’une autre – toute tentative qui élèverait les Européens au-dessus de leur rôle de supplétifs serviles et leur confèrerait un statut de partenaire indépendant.
Comme l’avait très pertinemment formulé Zbigniew Brzezinski, le porte-drapeau de l’establishment washingtonien en matière de politique étrangère et de sécurité : « Une Europe émergente dans le domaine militaire serait un concurrent formidable pour l’Amérique. Inévitablement, elle constituerait un défi pour l’hégémonie américaine. Une Europe politiquement forte, qui ne serait plus militairement dépendante des Etats-Unis, mettrait nécessairement en cause la domination américaine et limiterait la suprématie des Etats-Unis à la région du Pacifique ». Pour parer à ce scénario, Washington peut toujours compter sur le servilisme, la couardise et/ou la myopie de la grande majorité des élites européennes. Simultanément, l’Amérique, de son côté, met en œuvre une stratégie brillamment conçue pour perpétuer dans les domaines clés sa mainmise sur les affaires du vieux continent.
Les Etats-Unis avaient, d’une façon très rationnelle, identifié depuis longtemps les deux sujets d’importance cruciale du point de vue du maintien de la dépendance européenne. Il s’agit d’assurer la prééminence américaine et de saboter toute tentative d’émancipation européenne dans le domaine de la planification et du commandement opérationnels d’une part, et dans celui des bases technologiques et industrielles de l’autre. Le fonctionnement interne de l’OTAN est plus que parlant à cet égard. En 2005, sur les 1900 militaires américains assignés à l’Alliance, 45 étaient du grade de général. Ce qui signifie en moyenne un général pour 42 GIs. Parmi eux, le commandant suprême des forces de l’OTAN en Europe, lequel poste est réservé, et ce depuis la création de l’Alliance, à un Américain, nommé par le président des Etats-Unis. Ce qui est, en fin de compte, compréhensible, vu le fait que le numéro un de l’OTAN en Europe est en même temps le chef du commandement de l’armée américaine (USEUCOM), couvrant 91 pays européens, africains et du Proche Orient. Evidemment, on aurait beau chercher quoi que ce soit sur ce flagrant conflit d’intérêts dans les annales de l’Alliance. D’autant plus qu’il y a un autre poste considéré dès le début comme la chasse gardée des Américains. Il s’agit du responsable chargé des affaires d’armement et d’acquisition de l’OTAN, occupant le poste de l’adjoint au secrétaire général. Là aussi, la volonté américaine de garder la main sur un secteur stratégique de la plus haute importance est ouvertement assumée.
Toujours est-il que ces efforts washingtoniens vont à contre-courant de l’évolution des rapports de force et de l’impératif – de plus en plus difficile à mettre sous le tapis – de la souveraineté européenne. Comme en témoigne la mise en place d’une cellule de planification opérationnelle au sein de l’état-major de l’UE, le déroulement de l’exercice militaire européen MILEX 05 sans avoir recours aux moyens de planification et de commandement de l’OTAN, ou encore le lancement du système de navigation par satellites Galileo. Outre le fait qu’il s’agit de développements éminemment logiques et nécessaires du point de vue européen, ce processus d’émancipation – s’il est poursuivi jusqu'à son terme – représente l’unique chance pour un véritable partenariat transatlantique, basé cette fois-ci sur la réciprocité.
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