Note d’actualité
Le bon vieux dicton « plus c’est grand, mieux c’est » pourrait sans aucun doute être la devise de la politique américaine en matière d’élargissement de l’Union européenne.
Au lendemain de la décision de Copenhague sur l’entrée de dix nouveaux membres et sur l’offre faite à la Turquie pour l’ouverture probable des négociations d’adhésion à partir de fin 2004, l’approche – particulièrement conséquente – des Etats-Unis au sujet de cette expansion programmée de la construction européenne mérite d’être regardée de plus près. D’autant que, loin d’être motivée par un idéalisme altruiste, elle procède d’une conviction profonde, selon laquelle c’est l’occasion ou jamais pour l’Amérique de faire d’une pierre deux coups : voir d’un côté le risque de déstabilisation diminuer sur le continent eurasien et assister, de l’autre, à une très vraisemblable dilution de toute ambition politique à laquelle son rival potentiel sur la scène internationale aurait pu prétendre.
Europe ? Quelle Europe ?
Sans tenter d’entrer dans les détails de la politique européenne des Etats-Unis, quelques axes constants doivent être rappelés afin d’appréhender l’attitude américaine vis-à-vis de l’élargissement de l’Union. Avant tout, le fait qu’aux yeux de Washington l’Europe, en tant que telle, n’a toujours pas d’existence propre en termes (géo)politiques : elle est considérée ou bien comme le finistère occidental du grand ensemble eurasiatique[1] ou bien comme un conglomérat d’alliés d’importance diverse, avec lesquels la coopération au sein de l’OTAN, et plus encore les ententes bilatérales doivent être privilégiées.
Cette vision américaine est merveilleusement expliquée dans le fameux livre intitulé Le Grand Echiquier de Zbigniew Brzezinski, l’un des chefs de file de la pensée stratégique américaine.[2] Elle est aussi clairement et pleinement présente dans la politique au quotidien, comme en témoignent – pour ne prendre que quelques exemples – l’identification des termes « Europe » et « Eurasie » dans la stratégie de sécurité nationale élaborée par l’équipe Clinton en 1995 ou encore dans les communiqués officiels de l’Agence d’information gouvernementale américaine. De même, la non prise en compte de l’UE en tant qu’entité (qui se veut parfois) politique et la préférence pour les relations « capitale à capitale » sont manifestes sur toute question en rapport avec la sécurité, qu’il s’agisse de l’élargissement de l’OTAN, du bouclier antimissiles américain, de l’intervention en Afghanistan ou des préparatifs de l’attaque contre l’Irak.
Zone de stabilité étendue
Conformément à la stratégie américaine focalisée sur deux aspects (à savoir l’économie et la stabilité), pour les Etats-Unis l’intérêt principal de l’élargissement de l’UE réside – outre le débouché extraordinaire que représente un marché européen unifié encore plus large pour les produits américains – dans ce qu’ils appellent la projection de sécurité. Dans cette optique, la politique d’élargissement est considérée comme la contribution des Européens à la gestion des défis du monde post-bipolaire. Elle est susceptible non seulement de stabiliser les pays candidats, mais aussi d’endiguer toute éventuelle expansion de la sphère d’influence russe aux ex-Républiques soviétiques et de constituer un pont vers le monde islamique limitrophe. Car l’Union élargie s’efforcera sans doute d’établir des relations spécifiques, souvent institutionnalisées, avec son voisinage et fonctionnera ainsi comme un formidable exportateur de stabilité vers les régions troubles situées à sa périphérie (notamment les Balkans, le Caucase, le Sud de la Méditerranée ou le Proche et le Moyen Orient).
Rival politico-économique affaibli
Si, au premier abord, on aurait pensé que l’élargissement de l’UE signifie l’émergence d’un concurrent européen encore plus puissant pour les Etats-Unis, les dirigeants américains peuvent dormir tranquilles. Très probablement, l’intégration des nouveaux membres absorbera pendant longtemps une grande partie des énergies, des ressources et de l’attention des Européens, dont les procédures de prise de décision et les mécanismes de solidarité financière seront cruellement mis à l’épreuve. De surcroît, les nouveaux venus ne grossiront sans doute pas les rangs de ceux (peu nombreux) qui rêvent d’une Europe plus unie et plus autonome en matière politique. Les futurs membres, traumatisés par l’expérience de l’entre-deux guerres et de la période soviétique, ne font actuellement confiance qu’aux Etats-Unis en matière de sécurité et préfèreraient, en grande majorité, la version « Europe-supermarché » à l’option « Europe-puissance ».
En somme, rien d’étonnant à ce que Washington n’ait jamais manqué de saluer toute avancée sur la voie de l’élargissement, qu’il ait multiplié les pressions pour amplifier et accélérer le processus et que la Maison blanche n’ait même pas hésité de s’ingérer ouvertement dans ce dossier pourtant éminemment intra-européen (avec le discours de George W. Bush à Varsovie en juin 2001, prônant l’élargissement rapide et inclusif de l’Union ou, plus récemment, avec les interventions du président américain en faveur de la candidature turque). Toujours est-il que la balle est maintenant dans le camp des Etats membres – actuels et futurs – de l’UE, c’est à eux de confirmer ou de démentir (sur certains points) les attentes américaines.
[1] Il s’agit d’un vaste ensemble allant de l’Europe de l’Ouest à la Chine via la Russie, le Moyen Orient et l’Asie centrale.
[2] D’après Brzezinski, l’enjeu principal pour l’Amérique est la maîtrise de l’Eurasie ; Washington doit par conséquent tout faire pour demeurer la seule puissance hégémonique sur le continent eurasiatique ; il doit empêcher les « Etats-pivots » européens (Allemagne, France) d’unifier et d’émanciper l’Europe de l’Ouest de la tutelle américaine et doit maintenir l’Europe occidentale et centrale comme tête de pont des Etats-Unis en Eurasie. Voir Zbigniew Brzezinski, Le Grand Echiquier. L’Amérique et le reste du monde, Bayard, 1997.
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