Note d’actualité
Participant à un forum sur la sécurité transatlantique à Munich, le 3 février dernier, le secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, persiste et signe. Il déclare toujours « ne pas regretter » sa remarque scandaleuse de janvier 2003 sur l’opposition entre une « vieille Europe » traîtresse mais sans importance (à savoir la France et l’Allemagne opposées à la guerre en Irak) et la « nouvelle Europe » fidèle et pleine de promesses (il s’agit des pays d’Europe centrale et orientale dont les gouvernements ont fait allégeance à l’Amérique belliciste).
Un an après, la situation devient véritablement préoccupante. La thèse officielle professant l’harmonieuse complémentarité entre ambitions européenne et atlantique a définitivement volé en éclats, Washington a ouvertement opté pour la poursuite de sa politique de division de l’Europe, et les pays sur lesquels il compte s’appuyer en priorité pour miner l’unité du continent sont sur le point de devenir les membres à part entière de l’UE.
Prédispositions atlantistes
Si les PECO ont toujours refusé l’idée même d’un choix entre le projet européen et la solidarité atlantique, leur attitude laisse présager où les porterait leur inclination naturelle si un tel choix s’imposait. Cette orientation atlantique s’enracine d’abord dans des affinités historiques, amplifiées par l’effet conjugué des contraintes européennes et de l’opportunisme américain de la décennie 90. Lorsqu’ils regardent leur propre passé, les PECO s’enferment volontiers dans une lecture victimaire et innocente de leur histoire. Or, cette approche implique une sorte de polarisation de la mémoire : au rôle négatif des grandes puissances européennes dans le destin de l’Europe centrale, répondrait la perception d’une Amérique absente des catastrophes, mais auteur des victoires finales. A cette double image se sont ajoutés au cours des années 90 de nombreux griefs et reproches formulés (à tort ou à raison) à l’encontre de l’Europe occidentale, de même que la gratitude et la fascination suscitées par la générosité (réelle ou supposée) de l’Amérique toute-puissante. Ainsi, la perception de la crise yougoslave comme un échec européen surmonté grâce à l’intervention des Etats-Unis, ou encore la comparaison (sans aucun sens) du rythme des deux élargissements – celui de l’OTAN et de l’UE – n’ont fait que renforcer ce prétendu contraste.
Postulats à reconsidérer
Néanmoins, ces stéréotypes ne tiendront plus longtemps l’épreuve des faits. La nature foncièrement différente des deux élargissements commence à devenir indéniable, au fur et à mesure que l’OTAN se transforme ouvertement en « boîte à outils » : sa clause de la soi-disante défense collective s’est avérée n’être qu’une coquille vide après son invocation à la suite du 11 septembre, et les Américains eux-mêmes soulignent que désormais « ce n’est pas la coalition qui détermine la mission, mais c’est en fonction de la mission que se constituera la coalition ». Les nouveaux membres prennent forcément conscience que la valeur de leur appartenance à l’OTAN est du moins remise en question, alors que dans l’UE ils feront partie de ceux qui arrêtent les règles du jeu. Les atlantistes inconditionnels rétorqueraient qu’il faut donc miser sur les relations bilatérales avec Washington, à la fois comme une alternative crédible à l’impuissance européenne, et comme multiplicateur d’influence au sein de l’Union. Toutefois, ces chimères ne se démentent que trop facilement. Privilégier l’allégeance à Washington, c’est se prêter au jeu de celui qui encourage les divisions européennes (en condamnant l’Europe à l’impuissance), et qui ne respecte comme critère d’alliance que le rapport des forces et ses intérêts nationaux immédiats (et de ce point de vue, les PECO ne font pas vraiment le poids). [1]
Insertion dans la « famille »
Surtout, il ne faut pas sous-estimer la portée des convergences européennes, telles qu’elles se sont manifestées par exemple au sujet de la Cour pénale internationale. Du moment que les Quinze faisaient front uni face à l’hostilité américaine contre ce nouvel instrument de droit international, les pays candidats se sont engagés à respecter la position commune. Cet épisode semble indiquer que la socialisation par l’exemple (c’est-à-dire à travers le modèle de civisme et de loyauté communautaires que leur offriront les membres actuels) jouera un rôle clé dans l’adhésion en profondeur des nouveaux arrivants.
Or, l’Europe a plus que jamais besoin de cohésion, à un moment où les Etats-Unis poursuivent une stratégie délibérée de division à son égard. Que les « bons conseils » du dernier livre de Richard Perle (éminence grise du Pentagon et de la Maison Blanche) puissent servir d’avertissement : « Il faut admettre qu’une Europe plus étroitement intégrée n’est pas dans l’intérêt de l’Amérique. (…) Nous devons faire de notre mieux pour préserver l’indépendance stratégique de notre allié britannique par rapport à l’Europe. (…) Nous devrions obliger les gouvernements européens à choisir entre Paris et Washington. »[2]
[1] Les Polonais le constatent lorsque malgré leur alignement sans faille dans la crise irakienne (au paroxysme de laquelle le président polonais est devenu « mon meilleur ami en Europe » pour George W. Bush), ils doivent toujours acquérir une visa (à 100 dollars la demande, et avec un taux de 40% de rejet des dossiers) et se soumettre aux nouvelles procédures antiterroristes (prise de photos et d’empreintes digitales aux frontières) pour entrer aux Etats-Unis.
[2] Richard PERLE, An End to Evil, Random House, décembre 2003, pp. 247-250.
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