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Europe européenne ou Europe atlantique : une question de «préférence»…

La Lettre Sentinel n°47, octobre 2007 - 31 octobre, 2007
Etude et analyse
Hajnalka Vincze

Ces derniers mois ont vu le retour en force du bon vieux débat « protectionnisme » versus libéralisme. Autrement dit, sur les rôles respectifs du politique et de l’économique, ou encore le face-à-face entre logique de puissance et logique du marché. Avec la question implicite sur la nécessité d’une « préférence européenne », et la mise à nu immédiate des contradictions inhérentes du credo libéral-atlantiste.

Le bal a été ouvert au sommet de l’UE en juin par le nouveau président français qui, suite à une campagne électorale où il s’était fait champion de l’idée de la « protection » que l’Europe serait censée garantir à ses peuples, a fait retirer du futur traité la référence à la « concurrence libre et non faussée ». La polémique autour de son geste aurait pourtant dû être tempérée par le fait que dans le pays chantre de l’orthodoxie libérale le Congrès (démocrate) non seulement venait de refuser au Président Bush l’autorisation fast track qui facilite la conclusion des accords de libre-échange, mais lui a également fait signé, fin juillet, une loi stipulant un contrôle (encore plus) strict et (encore plus) étendu des investissements étrangers. Déboussolés, les milieux bien-pensants en Europe le sont d’autant plus qu’avec le secteur de l’énergie ou la montée en puissance des fonds souverains ce n’est plus que de l’Amérique que leurs belles théories font désormais le jeu, mais éventuellement de la Chine, des Etats du Golfe et de la Russie.

Dogmes économiques, réalités politiques

Avant de regarder de plus près les mesures de protection mises en oeuvre (ou pas) dans les secteurs stratégiques des deux côtés de l’Atlantique, il convient de tordre le cou à quelques postulats trompeurs. Lesquels nous imposeraient d’entrée de jeu une vision déformée et déterministe des rapports entre le politique et l’économique. En un mot, « l’idéologie du jour ». Celle qui, d’après le philosophe Marcel Gauchet, rédacteur en chef de la revue Le Débat, « interdit de penser la politique, la nation, la puissance, le gouvernement ». Ceci en s’appuyant sur l’énoncé d’une fatalité mythique,  l’emploi d’une terminologie biaisée et l’exercice d’une amnésie historique.

Ses origines remontent aux premiers efforts d’émancipation des économistes, soucieux d’établir leur science comme une discipline à part entière. C’est-à-dire affranchie de la tutelle des relations internationales où l’économie fut traditionnellement considérée comme un instrument de puissance aux mains des politiques. Il fallait donc écarter du champ d’étude tout facteur de pouvoir qui contaminerait la théorie pure, et partir de l’hypothèse que le libre jeu des mécanismes du marché conduit, avec le temps, à la déconflictualisation de la société et à l’atrophie du politique. Depuis près de trois siècles, c’est cette grille de lecture biaisée qui domine l’analyse économique de la vie internationale. Mais le débat originel réapparaît aujourd’hui sous une nouvelle forme, entre les tenants de la globalisation inéluctable et ceux qui estiment que la concurrence industrielle et technologique entre nations reste toujours centrale.

Le phénomène de la globalisation est vu, dans le paradigme libéral, comme la consécration d’un processus inexorable. On connaît le raisonnement : « la finance internationale est devenue tellement interdépendante et tellement enchevêtrée avec le commerce et l’industrie, que la puissance politique et militaire ne peut plus, en réalité,  rien faire ». Le problème, c’est que l’usure des arguments discrédite la thèse. Car la phrase citée fut écrite… en 1911. Juste avant que la puissance politique et militaire ne balaie tout ce bel agencement économico-théorique.

S’agissant de l’actualité, nous sommes bien placés pour savoir que ce qui se passe est tout sauf une fatalité. Ce n’est pas un principe abstrait et irrésistible qui nous impose un agenda de l’extérieur, mais nos élites politiques qui suivent une ligne d’action ou de renoncement délibérée. Comme l’observe l’historien William Pfaff : le modèle de capitalisme anglo-saxon qui nous a « dicté la dérégulation de l’industrie et la privatisation des entreprises publiques dans les années 1970 et la globalisation dans les années 1990 est le résultat de décisions politiques libres et de choix idéologiques qui ne furent aucunement inévitables. L’Histoire pourra les décrire comme ayant été pervers et socialement destructifs ».

N’empêche que, pour le moment, tout ce qui s’opposerait à ce processus de destruction et de destructuration volontaire est qualifié, dans le discours politico-médiatique, de néfaste, dangereux, ringard et anachronique. Le « protectionnisme » serait l’œuvre du diable, le fruit d’une vision passéiste et bellogène, au contraire du libéralisme qui nous apporterait, bien entendu, le progrès infini et la paix universelle. Cette pensée unique se retrouve jusque dans les termes employés. L’« économie planifiée », le « contrôle de l’Etat » sont un mal absolu, même si, en réalité, il ne s’agit que d’une des deux variantes du capitalisme : celle qui est encadrée, et non pas affranchie, de considérations à long terme et de contraintes collectives. La riposte se prépare dès lors au niveau du langage, avec l’emploi de termes à connotation positive, comme fair-trade, protection et sécurité.

Elle passe également par un rejet de la réécriture « libérale » de l’histoire économique. Quand on regarde les bilans respectifs des périodes à dominante libérale ou protectionniste, ou encore les liens de causalité établis (dans un sens ou dans l’autre) entre certaines mesures économiques et certaines évolutions politiques, on observe une contradiction flagrante entre le discours officiel/médiatique et la recherche scientifique. Plus généralement, on a tendance à oublier le fait qu’il n’y a jamais eu de modèles « purs » : les Etats ont toujours utilisé les deux (protectionnisme et libéralisme) comme instruments au service de leurs objectifs politico-stratégiques. Ce n’est que le dosage et le timing qui varie. Le décollage économique de la Grande-Bretagne aux 17e-18e siècles ou celui de l’Amérique après la guerre de Sécession s’est effectué à l’abri de puissantes barrières tarifaires et protectionnistes. Leur conversion au libre-échangisme n’est venue qu’à partir d’une position de maîtrise des marchés intérieurs et liée à une volonté d’expansionnisme.

Plus proches de nous, les Trente Glorieuses (les trois décennies suivant la fin de la Seconde Guerre mondiale) se caractérisent par une économie bien régulée et la pratique du « capitalisme civilisé ». En rupture avec cette période de forte croissance et de bien-être social, le paradigme actuel nous ramène, selon les mots d’Emmanuel Todd, « au capitalisme le plus archaïque ». Dans son livre intitulé L’illusion économique, paru en 1998, Todd analyse en détail comment le libre-échangisme poussé à ses ultimes conséquences supprime la possibilité d’une régulation macro-économique et, avec elle, la marge d’action des pouvoirs publics.

Sept ans plus tard, l’écrivain canadien John Ralston Saul annonce dans son ouvrage The Collapse of Globalism la fin de cette logique. Pour lui : « les gouvernements ne sont simplement plus prêts à risquer la stabilité sociale pour satisfaire une chancelante théorie d’économie internationale ». Au fait, les dirigeants sont peu à peu amenés à comprendre qu’en proclamant haut et fort l’impuissance du politique face aux forces économiques et technologiques globales, ils sapent les bases mêmes de leur propre légitimité. Ce n’est pas un hasard si l’on observe aujourd’hui, tant dans la théorie (renforcement du courant néo-mercantiliste, descriptif et empirique, père du concept de la « guerre économique ») que dans la pratique (redécouverte de l’impératif de sécurité, un des fondements du pouvoir régalien de l’Etat) une réhabilitation des considérations de souveraineté et un recentrage sur les secteurs stratégiques. En d’autres mots, le néo-protectionnisme.

Sélectif et ciblé, celui-ci se concentre sur les domaines perçus comme déterminants pour le fonctionnement stable des sociétés et l’évolution des rapports de force à l’échelle internationale. Derrière la rhétorique libérale obligatoire, c’est donc bel et bien un mouvement contraire qui est à l’œuvre : dans un souci de limitation des dépendances (énergétique, alimentaire, militaire), de maintien des capacités industrielles et technologiques, et de sauvegarde de la liberté de décision et d’action de l’Etat. La question clé, pour la reconfiguration en cours du système international, est de savoir si les uns et les autres sauront clairement assumer la nécessité de sortir du carcan des dogmes économiques. Et surtout : dans quel ordre chronologique.

Le (presque-)modèle américain

Le meilleur désaveu du « fondamentalisme du marché » nous vient, de façon quelque peu paradoxale, des Etats-Unis. Où, derrière une rhétorique ultralibérale, les pouvoirs publics combinent une action énergique en appui des exportations US et une protection ferme de leurs propres secteurs stratégiques. Sur le front extérieur, l’ensemble de l’appareil de l’Etat, services de renseignement compris, est mobilisé sous la bannière de la « sécurité économique ». Le soutien aux sociétés US parties à la conquête des marchés internationaux s’organise autour de l’Advocacy Center du Département du Commerce. Ce bureau de coordination et de mise en commun des informations de 19 agences/organismes du gouvernement fédéral a pour but de promouvoir la vente des produits et services US à l’étranger.

L’activisme public peut parfois prendre des formes trop ouvertes, comme à Tel Aviv en décembre 1999, lorsque la Secrétaire d’Etat américain met en garde ses interlocuteurs israéliens contre l’achat d’avions Airbus. En appui de son argument en faveur de l’américain Boeing, Albright va même jusqu’à brandir la menace d’une remise en question de l’aide US à l’Etat juif. Mais la plupart du temps, la démarche est beaucoup plus subtile. On évoque souvent, à ce propos, l’activité de certains fonds d’investissement US avec, dans leurs comités directeurs des ex-Secrétaires d’Etat ou de la Défense, d’anciens dirigeants de la National Security Agency (NSA) et de la CIA.

Pour l’exemple, lorsque le fonds américain TPG a pris, en 2002, le contrôle de la société française Gemplus, leader mondial de la carte à puce, il a nommé à la tête de l’entreprise Axel Mandl, ex-administrateur d’In-Q-Tel, une société capital-risque créée par la CIA. Un an après, une demande d’expertise de gestion fut engagée par le comité d’entreprise, à laquelle s’est jointe l’entreprise Sagem présente dans le capital de Gemplus à hauteur de 10%. Résultat : des hommes politiques américains sont entrés en contact avec le dirigeant de Sagem pour lui faire savoir qu’une telle position pourrait ne pas bénéficier à l’activité de son entreprise aux Etats-Unis.

Tout ceci pour mettre en évidence l’existence, outre-Atlantique, d’une sorte de « réseau de souveraineté nationale ». Une nébuleuse de liens institutionnels et/ou personnels, favorisant des synergies entre secteurs public et privé, de même qu’une convergence des intérêts du monde politique et du monde des affaires. Avec toutefois cette caractéristique propre au système américain (dénoncée dès 1961 par le Président Eisenhower, inquiet de l’influence démesurée du complexe militaro-industriel) : la confusion des hiérarchies. Le risque de voir les intérêts collectifs dénaturés au profit d’intérêts privés est omniprésent, aussi bien dans l’action extérieure que dans la mise en œuvre du dispositif assurant, à l’intérieur, la protection des secteurs stratégiques.

N’empêche que la pratique de « l’Amérique forteresse » (où seuls sont admis ceux qui sont soit américains, soit devenus, de facto, partie intégrante du système US) part d’une vision tout à fait pertinente. Comme l’explique Théodore Moran dans American Economic Policy and National Security : « l’histoire est riche d’exemples de gouvernements qui tentent d’influencer les activités souveraines d’autres nations en coupant les approvisionnements ou en émettant des directives extraterritoriales aux filiales étrangères des entreprises nationales ». Or, poursuit-il, la menace crédible de déni d’accès et de manipulation que cela implique « mène à des exceptions légitimes de sécurité nationale aux doctrines libérales du commerce et des investissements ». Aux Etats-Unis, ces exceptions se rangent essentiellement dans deux grandes catégories : les domestic source restrictions (imposant une préférence nationale dans le choix des produits, services et fournisseurs) d’une part, et le contrôle des investissements étrangers de l’autre.

La clef de voûte de la première série de mesures est une loi adoptée en 1933 : la fameuse Buy American Act. Elle s’applique, sauf certaines exceptions précises, à l’ensemble des acquisitions du gouvernement fédéral au-dessus d’un seuil dit de micro-achat (2500 $), afin d’établir une préférence nationale. A cet effet, le Pentagone (DoD : Department of Defense) doit ajouter 50% au prix des produits étrangers, les autres agences 6% si l’offre nationale vient d’une grande société, 12% si elle émane d’une petite entreprise. Dans le cas du Pentagone, le dispositif est complété par le Berry Amendment voté en 1941 et renouvelé depuis dans chaque autorisation de budget jusqu’en décembre 2001, quand il est devenu, lui aussi, partie permanente de United States Code.

Malgré la confusion générale qui les entoure, la Buy American Act et le Berry Amendment diffèrent considérablement l’un de l’autre. La première concerne toutes les acquisitions du gouvernement US, le deuxième uniquement les achats de vivres, d’habillement et de métaux spéciaux effectués par le DoD. La première ne s’applique qu’aux contrats à l’intérieur des Etats-Unis, la deuxième est valable à chaque point du globe. La première considère un produit dont 51% du coût total sont d’origine nationale comme compatible avec la loi, tandis que le deuxième exige qu’il soit à 100% made in USA. Ce qui n’est pas sans poser des problèmes, comme le montre, entre autres, une récente polémique suivant la révélation que les fameux bérets noirs sont fabriqués, du moins pour partie, au Sri Lanka, en Chine et en Roumanie.

A ce point, il convient de noter le Pentagone, à la recherche du « meilleur prix », ainsi que certains intérêts privés ne sont pas forcément contents de ces provisions ni de l’intransigeance du Congrès en la matière. D’où la succession constante des promesses de réforme, de même que d’innombrables exemptions aux réglementations restrictives. Mais ce qui importe, c’est l’existence d’une base juridique solide. Permettant aux pouvoirs publics d’intervenir, à chaque fois qu’ils le jugent nécessaire, pour faire valoir la préférence nationale. En se référant soit à l’impératif de sécurité, soit à l’exigence (étroitement liée) du maintien des capacités industrielles et technologiques.

Lesquelles capacités doivent donc rester, et c’est le deuxième grand volet des réglementations, sous contrôle américain quoi qu’il arrive. Dans ce domaine, le rôle central revient au CFIUS (Committee on Foreign Investments in the United States) : un comité interministériel mis en place en 1975 par le Président Ford, rassemblant 12 agences et départements fédéraux, et présidé par le Secrétaire au Trésor. Aux termes de l’amendement Exon-Florio, le Président des Etats-Unis peut interdire ou suspendre tout projet de fusion, d’acquisition ou de prise de contrôle d’entités US par des intérêts étrangers, si l’enquête du CFIUS conclut que l’opération risque de mettre en péril la sécurité nationale.

Le dispositif s’est trouvé l’an dernier sous les feux des médias à propos du projet (finalement avorté) de prise de contrôle de 6 ports américains par Dubai Ports World, une compagnie publique des Emirats. A la suite des 25 projets de loi déposés au Congrès dans la foulée de l’affaire, George W. Bush a signé fin juillet  dernier une loi prévoyant un renforcement supplémentaire (avec, entre autres, une extension explicite aux secteurs de l’énergie et des infrastructures) des mécanismes de contrôle. En réalité, ceux-ci couvrent, par définition, un champ très large d’emblée, grâce au flou salutaire qui entoure la notion de « sécurité nationale ». Et si les décisions d’interdiction sont plutôt rares, c’est que l’intérêt du CFIUS réside avant tout dans son fort effet dissuasif. Comme en témoignent de multiples exemples d’arrangements informels et de retraits d’offre (avant même le passage devant le comité).

Surtout : si une opération est autorisée, c’est au tour des dispositifs spéciaux, conçus pour limiter l’influence étrangère, d’entrer en jeu. Comme le Special Security Agreement, sous lequel le gouvernement US nomme des administrateurs « indépendants », les seuls à pouvoir traiter des informations et des contrats confidentiels, et dont le nombre doit être au moins égal à celui des autres administrateurs au conseil d’administration. Lequel conseil ne peut, par ailleurs, nommer aux postes dirigeants de la société que des citoyens américains. Le Proxy Agreement va plus loin encore : c’est un dispositif de dévolution pur et simple du contrôle. Si la nature des activités de l’entreprise et/ou de l’investisseur est jugée trop sensible, la société sera administrée par trois ressortissants US, choisis par le gouvernement fédéral. Les relations avec la société mère seront réduites au minimum, et l’investisseur n’aura droit qu’à des informations financières.

Ce sont ces dispositions qu’il faut garder à l’esprit avant d’applaudir la « conquête » du marché de défense américain par des entreprises étrangères. En vérité, l’intérêt de telles opérations est purement financière (augmenter le retour sur investissement pour les actionnaires). L’acquéreur est dans l’incapacité de dégager des synergies, il n’a pas d’influence réelle sur la gestion des filiales US, et pas d’accès aux technologies développées sur sol américain. L’essentiel de son investissement lui échappe. La filiale US reste partie intégrante du système US (elle peut aussi être obligée, à chaque instant, de laisser tomber tout autre engagement contractuel pour donner préférence aux demandes du Pentagone), dans un isolement quasi-total de la société mère.

S’il y a conquête, c’est donc dans l’autre sens qu’elle se fait. Car les entreprises étrangères qui investissent massivement dans les USA deviennent, du coup, exposées aux pressions, chantages et « bons conseils ». Comme l’ancienne British Aerospace, devenue BAE Systems en 1999, qui se vante aujourd’hui d’être le 6ème plus grande société de défense américaine, et fut parmi les 5 premiers donateurs issus du secteur de l’armement lors des législatives de 2006 aux Etats-Unis. Et dont les dirigeants se sont précipités à préciser, au sujet de l’éventuelle levée de l’embargo européen contre la Chine, que pour appliquer une telle décision ils auraient besoin de l’autorisation de Washington au même titre que de celle du gouvernement britannique.

A l’évidence, du point de vue européenne, ce n’est pas l’existence de cet arsenal réglementaire outre-Atlantique qui pose problème. Mais le fait que nous ne pratiquons pas, nous en Europe, les mêmes règles du jeu. Hormis, bien entendu, les deux grands travers du système US. Non pas, donc, pour servir la course au profit des intérêts particuliers, mais au service d’intérêts collectifs, et non pas en appliquant deux poids deux mesures, mais en reconnaissant et respectant, chez les autres, la souveraineté que nous voulons nous-mêmes sauvegarder. Si nous voulons la sauvegarder.

Schizophrénie européenne

Pour poursuivre une telle ligne à l’échelle européenne, deux séries d’obstacles sont à surmonter. La première a trait aux divergences d’approche entre Etats membres au sujet du libéralisme, la deuxième découle de la résignation de leur large majorité à la dépendance par rapport à l’Amérique en matière de sécurité. L’indécision sur le premier point nous renvoie à ce que Jean-François Deniau, un des négociateurs du traité de Rome, appelle le péché originel : « Le but du traité de Rome, était-ce bien de créer une Communauté européenne fondée sur une Union douanière ? Ou était-ce seulement de relancer un mouvement mondial de libéralisation des échanges à partir de l’Europe ? Entre la conception politique d’Adenauer ou de Schuman, et celle, commerciale, des milieux de Hambourg ou de Rotterdam, il ne pouvait y avoir d’accord que sur une ambiguïté, un malentendu. Ils ne vont cesser de se développer, et la vie du traité va être largement faite de ces affrontements entre les deux interprétations, nées dès le début des négociations. »

Ce n’est donc pas un hasard si la notion de « préférence européenne » n’a pas pu figurer dans le texte du traité, et que la France a dû mettre tout son poids dans la balance pour faire activer les deux instruments (tarif extérieur commun et PAC) qui, dans la pratique, furent censés lui donner vie. Pas un hasard non plus si c’est justement à cette occasion que l’Amérique est, pour la première fois, sortie du bois. En 1962, lors d’une visite à Berlin, le vice-président Johnson brandit la menace d’un retrait des troupes US d’Allemagne si le Marché commun freine les exportations de poulets américains vers l’Europe.

Etant donné la pression internationale constante et les divisions originelles des Etats membres (encore aggravées au fil des élargissements), la « préférence européenne » n’a toujours pas droit de cité dans les textes de l’UE. Un arrêt de la Cour de justice, en mars 2005, affirme qu’elle est un principe sans valeur juridique, mais qui n’en est pas moins une des considérations auxquelles les institutions européennes « peuvent se référer lorsqu’elles estiment que c’est un objectif politique ». Encore faudrait-il vouloir assumer de tels objectifs. Si dans les faits et au niveau national chacun des Etats membres pratique une certaine dose de « patriotisme économique », dans la rhétorique officielle et à l’échelle européenne même y penser est considérée comme une hérésie.

Pour ce qui est des secteurs lié à la sécurité et la défense, en vertu de l’article 296 leur gestion fait, fort judicieusement, exception aux règles du Marché commun et reste à la discrétion des Etats membres. Toutefois, l’activisme de la Commission (tirant argument de l’importance croissante des technologies duales et de la distinction de plus en plus vague entre les dimensions externes et internes de la sécurité), de même que la forte interpénétration des industries de défense européennes font que c’est désormais à l’échelle européenne qu’il faudrait se donner les moyens d’une approche stratégique. Mais les dispositifs en vigueur dans les Etats membres sont non seulement hétérogènes, mais souvent extrêmement limités, et fondés sur des visions antagonistes.

Les propos de Tony Edwards, ancien responsable des exportations de défense du Royaume-Uni sont particulièrement instructifs pour apprécier les mérites des deux modèles les plus fréquemment évoqués. Pour lui : « La France est actuellement le premier pays d’Europe par sa capacité industrielle de défense et aérospatiale. Elle est parvenue à ce résultat en exploitant les diverses dérogations aux réglementations communautaires qui lui étaient nécessaires pour protéger et entretenir son industrie de défense et aérospatiale. Dans le même temps, le Royaume-Uni, qui n’avait pas de politique ni de stratégie industrielle de défense explicite, efficace et subventionnée, a abandonné la première place d’abord aux Etats-Unis, puis à la France. Il a ouvert son marché des équipements de défense au monde entier tout en poursuivant sans relâche une politique d’achats fondée sur la conviction que seul le jeu de la concurrence permet d’obtenir le meilleur prix. (Il est le seul pays au monde à le faire). Dans cet environnement, les entreprises britanniques ont choisi de se vendre au plus offrant (généralement américains, français, allemands ou canadiens). Parallèlement, le gouvernement britannique a cessé de contrôler l’industrie et l’a abandonnée aux forces du marché. Le Royaume-Uni maintient sa capacité de projection de puissance au prix d’une dépendance extraordinaire à l’égard des Etats-Unis pour la technologie, les équipements, le soutien et le renseignement ».

A moins de voir dans cette « dépendance extraordinaire » un exemple à suivre pour le continent tout entier, quelques mesures fermes sont à prendre et des actions urgentes à engager. Tant au niveau de l’argumentaire que sur le plan réglementaire et législatif. Concernant la pédagogie à l’adresse des partenaires européens : la référence à la notion large de la sécurité, la mise en évidence des liens avec les objectifs de la PESD, et la formulation de préférences collectives (comme le « way of war » européen, point de départ à la définition de besoins opérationnels communs) pourraient toutes s’avérer utiles. De même qu’il convient d’invoquer le modèle américain, d’insister sur la sécurité de l’approvisionnement, et de faire le parallèle avec la revendication de non-dépendance, martelée par le camp atlantiste dès qu’il s’agit non pas de l’Amérique mais de la Russie, et non pas de l’armement mais de l’énergie.

Pour ce qui est de la mise en place d’un système de sauvegarde et de contrôle, aussi extensif et complet que possible, le but est de faire valoir, sous des formes diverses et variées, le concept de « préférence européenne ». Autrement dit, la priorité, protection et avantages accordés aux produits, aux capacités industrielles et technologiques, aux programmes et aux fournisseurs européens jugés comme primordiaux pour nos intérêts stratégiques. Que ce soit le financement public de certaines hautes technologies, la création d’un dispositif d’inventaire, de veille et de protection des industries sensibles, ou le fait de réserver certains marchés publics aux entreprises européennes, tout y a sa place.

Cela devrait a priori se faire au niveau de l’Agence européenne ou, le cas échéant, au sein d’un groupe plus restreint, comme la LoI (Letter of Intent, rassemblant les 6 principaux pays producteurs d’armement européens). Tout en gardant à l’esprit que l’harmonisation n’est pas une fin en soi. Surtout si elle impliquerait un alignement vers le bas. Une vigilance constante est donc de mise, face à la confusion trompeuse entre les deux aspects du terme « européen ». Lequel indique, d’une part, le niveau européen par opposition au, et comme étant au-dessus du, niveau national. D’autre part, il nous définit par rapport au reste du monde et désigne, dans cette acception, ce qui est spécifique à notre continent. Contrairement à ce que l’on veut souvent nous faire croire, les deux ne se confondent point. L’européanisation au sens bureaucratico-institutionnel (harmonisation, supranationalisation) n’implique pas mécaniquement une européanisation au sens politico-stratégique (la sauvegarde de notre souveraineté et la poursuite de nos intérêts). Faute de valider le principe de la préférence européenne, elle risque même de conduire exactement à l’inverse.

 

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