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Levée de bouclier(s) : interrogations autour du projet américain de défense antimissile

La Lettre Sentinel n°45, mars-avril 2007 - 06 avril, 2007
Etude et analyse
Hajnalka Vincze

Durant la dernière année de l’administration Clinton et les neuf premiers mois de l’équipe Bush au pouvoir, un large consensus s’était dessiné dans les conférences d’experts et les réunions semi-officielles des deux côtés de l’Atlantique : tout le monde fut d’accord pour dire que la NMD (National Missile Defense) allait devenir « le » grand sujet de controverse des mois et années à venir.

Mais le 11 septembre 2001 eut lieu et bouleversa, sinon la donne, du moins la chronologie prévue. L’attention fut détournée au profit de la « Grande guerre contre la terreur » et les aventures belliqueuses qui s’ensuivirent. Les travaux sur les antimissiles ne se sont pas interrompus pour autant, loin de là, et le dossier a finalement resurgi en tête de l’ordre du jour transatlantique le 22 janvier dernier, avec la demande officielle adressée à Varsovie et à Prague par Washington pour qu’ils accueillent certains éléments du système américain. Les débats concernant l’efficacité militaire, réelle ou supposée, du dispositif ont repris de plus belle. Débats qui furent, déjà à l’époque, complètement fallacieux. Pour l’Amérique, les considérations militaires sont, et ont toujours été, secondaires par rapport aux motivations d’ordre psychologique, industriel, et politico-stratégique.

Clarifications préalables

Vu que les incertitudes autour de l’appellation même du système traduisent un flou délibérément cultivé sur ses objectifs et sur sa portée, et que son architecture reflète, puis détermine, des choix éminemment politiques, on ne pourra pas faire l’économie d’un bref aperçu sur quelques questions techniques. Premièrement, il vaudrait mieux oublier l’étiquette « Son of Star Wars » que l’usage courant associe volontiers, par référence à la « Guerre des Etoiles » de Ronald Reagan, à l’actuel programme américain. Si ce dernier s’inscrit, évidemment, dans la lignée des recherches et projets qui se succèdent, depuis maintenant 50 ans, aux Etats-Unis en matière antimissile, à ce stade (et la précision n’est pas sans importance), il n’envisage pas d’intercepteurs déployés dans l’espace, contrairement à l’Initiative de Défense Stratégique (IDS) lancé en 1983 par le président Reagan.

Au tout début des années 1990, l’administration Bush (père) entame, puis celle de William (Bill) Clinton entérine l’abandon de l’IDS et oriente ensuite les efforts vers le développement des programmes TMD (Theater Missile Defense), centrés sur la protection des forces en opération extérieure. En janvier 1999 Clinton finit néanmoins par réactiver le projet de défense du territoire américain, sous le nom de National Missile Defense (NMD). Il n’en demeure pas moins que celle-ci diffère sensiblement, par ses ambitions, ses caractéristiques techniques et son coût (tous beaucoup plus limités), de ce qui fut jadis l’IDS, tout en possédant, en revanche, des éléments de parenté avec les TMD.

George W. Bush suit le même chemin, mais bannit l’appellation NMD au profit de MD ou BMDS (Ballistic Missile Defense System). Le changement de nom est censé refléter, d’une part, l’unité de l’ensemble des projets américains en la matière, que ce soit la défense de théâtre ou la défense du territoire. Tous sont, par ailleurs, réunis sous l’égide de la Missile Defense Agency (MDA) créée en janvier 2002. D’autre part, la disparition du qualificatif « national » ouvre la perspective (ou l’illusion, c’est selon) d’une extension de la protection et/ou de la possibilité de coopération aux amis et alliés de Washington. La station radar et les dizaines de missiles intercepteurs prévus en République tchèque et en Pologne, font partie, au sein du système BMD, du segment appelé GMD (Ground-based Midcourse Defense ou défense en mi-course basée à terre), le successeur direct de la NMD clintonienne.

Malgré le rassemblement de tous les programmes américains sous un seul drapeau, la défense de théâtre et la défense du territoire sont deux problématiques que l’on traite, en règle générale, séparément, à la fois pour des raisons de coût économique, de configurations techniques, de logiques opérationnelles et d’implications politiques. A l’OTAN, deux études de faisabilité distinctes ont été menées sur les deux sujets. Tandis que les recommandations de la première ont abouti à des initiatives concrètes, la deuxième, portant sur « la défense antimissile des territoires, forces et centres de population de l’Alliance » a mis en lumière « des difficultés analytiques », dues entre autres à « l’importance accrue de questions telles que la souveraineté nationale ». En effet, la défense antimissile du territoire fait partie des programmes d’armement stratégiques à forte valeur symbolique, car intimement liés aux perceptions et conceptions relatives à l’autonomie, voire même à la survie de la collectivité.

Pour bien apprécier le projet américain, les chiffres (8,9 milliards de dollars demandés par l’administration pour l’année fiscale 2008 à des fins BMDS), de même que l’objectif déclaré (protection contre quelques dizaines de têtes assaillantes, que seraient susceptibles de développer les Etats « voyous ») importent peu en réalité. Pas plus d’ailleurs que les performances jusqu’ici très moyennes du système. Il s’agit, en réalité, de la mise en place des infrastructures d’un dispositif qui fut conçu, dès les années Clinton, comme un système évolutif, avec des caractéristiques améliorées parallèlement aux progrès technologiques. D’après le vice-ministre adjoint de la Défense, auditionné devant le Congrès le 27 mars dernier : « Il n’y aura pas de structure fixe et définitive. Nous changerons le nombre et l’emplacement de nos défenses antimissile pour parer aux menaces émergentes et tirer avantage des opportunités géographiques ».

En plus de laisser ouvertes toutes les options futures, cette « flexibilité » permet également de tenir compte des aléas de la politique intérieure washingtonienne. Les bras de fer réguliers entre l’exécutif et le législatif, de même que le lobbying des différents services de l’armée américaine peuvent, en effet, avoir un impact considérable sur les modalités de mise en œuvre du programme antimissile. Mais uniquement sur les modalités. Car si des différences de vues existent quant au calendrier ou l’agencement du projet, l’orientation stratégique fondamentale, en revanche, bénéficie d’un large consensus bipartisan. Pour preuve, l’adoption, en 1999, à une écrasante majorité (97 voix contre 3 au Sénat et 345 voix contre 71 à la Chambre) de la National Missile Defense Act, base légale de tous les efforts actuels en vue de la défense antimissile du territoire des Etats-Unis.

Le président (démocrate) de la Sous-commission pour les Forces Stratégiques à la Chambre a ouvert une récente audition en la matière par un résumé clair des positions. D’après Ellen Tauscher, « cette sous-commission, de même que la commission entière a toujours exprimé un soutien bipartisan pour le développement et le déploiement d’un système efficace de défense antimissile. La protection de notre nation et la crédibilité de notre dernière ligne de défense contre une frappe de missiles ne peut pas être un sujet de débat politique ». Les divergences tiennent plutôt au degré de confiance accordée à la mise en œuvre actuelle. Pour reprendre les mots de Tauscher, « nous voulons un système, mais un système qui fonctionne ».

Causes et conséquences

Si pratiquement personne, à Washington, ne remet en cause le choix fondamental d’une défense antimissile du territoire américain, c’est que celui-ci correspond aux tendances de fond de la psychologie et de la stratégie américaines. Au premier rang desquelles le refus de la vulnérabilité, l’une des clefs-de-voûte des réflexions américaines. A l’origine de la sanctuarisation, à l’extrême, du territoire américain, on trouve une attitude particulière, brillamment décrite par James Chace et Caleb Carr dans leur ouvrage de 1988, intitulé « L’Amérique l’invulnérable : la quête de la sécurité absolue de 1812 jusqu’à la Guerre des Etoiles ».

Ce n’est pas un hasard si l’idée d’une « attaque surprise » apparaît comme l’obsession omniprésente de la pensée stratégique américaine. Le suspense qu’elle entretient est d’autant plus utile que la panique autour d’une éventuelle fenêtre de vulnérabilité (le résultat d’un supposé retard à combler) s’accompagne toujours d’une formidable mobilisation des ressources de la nation. Ce qui rejoint l’autre mythe fondateur de l’Amérique : la conquête d’une nouvelle frontière, de préférence technologique. La coïncidence n’est pas anodine. Le lancement régulier de vastes programmes ambitieux, généreusement financés à partir des deniers publics, répond à l’objectif primordial de la « suprématie technologique » qui exige de rester à la pointe du progrès technologique, de façon à garder, en toutes circonstances, une large longueur d’avance sur les autres pays. Et qui assure, du même coup, des flux financiers massifs aux industriels américains, contribuant ainsi à renforcer leur compétitivité globale, en particulier sur les marchés de l’exportation.

Les ressorts psychologiques et les calculs technologiques et industriels sont tous intimement liés à une visée plus vaste encore, de nature politico-stratégique, qui est d’assurer « la domination écrasante dans tous les domaines ». Autrement dit, la suprématie globale incontesté et incontestable de l’Amérique. De ce point de vue, la défense antimissile s’apparente à une sorte de Saint Graal de la politique étrangère et de sécurité américaine. Comme le fait remarquer Walter Russel Mead, auteur du livre « Special Providence » sur la politique étrangère américaine : la BMD fait figure de système d’armement parfait, « à même de protéger la nation et intimider les autres, permettant aux Etats-Unis de contrôler les événements partout dans le monde, sans risquer la vie de ses citoyens ».

En effet, les incessants discours sur la nature prétendument pacifique, puisque « défensive », du système antimissile américain ont beaucoup de mal à cacher la vérité. Notamment le fait que dans le domaine nucléaire la défense s’apparente à une offense, car, comme l’avait noté Kenneth N. Waltz, l’un des fondateurs de l’école néo-réaliste américaine, « le bouclier rend possible l’emploi de l’épée ». Cet aspect, par définition offensif, des défenses antimissile est d’habitude, pour des raisons évidentes, passé sous silence. Heureusement pour nous, l’administration Bush ne se gêne pas pour si peu.

En mai 2001, le président américain s’est fait un plaisir d’expliquer que les pays qui cherchent à posséder des armes de destruction massive, le font « pour empêcher les Etats-Unis et d’autres nations responsables de venir en aide à leurs alliés et amis dans les régions stratégiques du globe ». Pour dissiper tout malentendu, le directeur de la MDA confirme, lors de sa récente audition au Congrès, que les capacités de défense antimissile « renforcent notre aptitude à défendre nos intérêts à l’extérieur ».

Bien sûr, on peut toujours affirmer, ou même croire sincèrement, que si Washington cherche à éliminer toute contrainte à sa liberté d’action totale, c’est pour le plus grand bonheur de l’humanité. Que l’Amérique n’emploie la force que pour la bonne cause. Quoi qu’il en soit, c’est sans aucune importance. Même Timothy Garton Ash (commentateur britannique et auteur de l’ouvrage « Free World », plaidoyer émouvant pour le renforcement des liens transatlantiques) note, à propos de « l’hyperpuissance » américaine, qu’« il serait dangereux, même pour un archange de disposer d’une telle puissance ».

En matière antimissile, la question de savoir si cette puissance est réelle ou pas est, par ailleurs, tout à fait secondaire, car ce qui compte ici ce n’est pas la puissance en soi, mais l’intention (dominatrice) et le refus de la réciprocité. Ce sont ces facteurs qui déterminent la perception des autres acteurs, et par là même, leurs réactions. Il convient de clarifier d’emblée que si les Etats-Unis souhaitent se prémunir, autant que faire se peut, contre les frappes balistiques, c’est leur droit le plus absolu. Mais dans le même ordre d’idées, il appartient au reste du monde d’en apprécier les implications stratégiques et tirer les conclusions logiques.

Pour l’exemple, et même si la réflexion peut choquer dans certains milieux atlantistes, il n’y a rien de plus légitime que ce raisonnement d’un rapporteur de l’Assemblée nationale notant que « la NMD n’entraînera pas d’impact direct sur la crédibilité de notre dissuasion nucléaire. Le projet américain en lui-même ne pourrait arrêter que quelques dizaines de têtes nucléaires, soit un niveau nettement inférieur à celui des forces nucléaires françaises ».

En réalité, que ce soit pour se mettre à l’abri du danger d’une éventuelle attaque américaine ou, tout simplement, pour garder sa crédibilité, son autonomie et rester en position de négociation – tout le monde doit faire ses comptes. Et ensuite, si les calculs ne tournent pas à son avantage, décider des parades à mettre en œuvre. En optant soit pour le perfectionnement (augmentation et diversification) de son propre arsenal, soit pour le développement, à son tour, de défenses antimissile, soit pour le contournement de la défense américaine par des stratégies obliques, soit un mélange de ces trois approches. Dans tous les cas de figure, et malgré toutes les affirmations qui prétendent le contraire, le développement-déploiement du système américain est un puissant facteur de relance de la course aux armements.

A vrai dire, la CIA elle-même s’est inquiétée, en 2000, des éventuelles conséquences d’une décision américaine prématurée qui produirait « un réarmement intensif », une prolifération accrue et « une vague d’événements déstabilisateurs dans le monde entier pouvant éventuellement mettre en danger les relations avec les alliés européens ». De surcroît, les Etats-Unis sont les mieux placés pour savoir quelles sont les réactions des autres puissances à la mise en place d’une défense antimissile. Les documents déclassifiés datant de la fin des années soixante montrent qu’aux premières nouvelles d’un dispositif antimissile soviétique, limité et somme toute assez rudimentaire, les planificateurs américains furent pris de panique et envisageaient de riposter par une puissance de feu nucléaire démesurément dévastatrice. Avec, comme cibles ultra-prioritaires, toutes les composantes du système antimissile adverse…

Malgré les justifications officielles, prétendant que le dispositif américain servirait à relever le défi constitué par un Etat « voyou » qui déciderait de se suicider en lançant un nombre limité de missiles contre l’Amérique, nul besoin d’être particulièrement clairvoyant pour apercevoir, derrière les panneaux marqués « Iran » et « Corée du Nord », la Chine et la Russie dans le collimateur. Il faut dire que la diplomatie américaine ne brillait pas non plus par sa finesse. Le 7 février dernier, deux semaines après l’annonce de l’offre américaine à la Pologne et la République tchèque, le ministre américain de la Défense, Robert Gates, plaidait pour l’augmentation du budget du Pentagone en citant parmi les risques « l’évolution imprévisible » de la Chine et de la Russie.

Encore une fois, les capacités réelles (y compris le degré de faisabilité et de fiabilité) du dispositif américain importent peu, pas plus d’ailleurs que le fait de savoir si les gestes provocateurs sont le fruit d’un choix délibéré, ou simplement un « dommage collatéral » sur le chemin de la quête à la sécurité et à la suprématie absolues. Ce qui compte, ce sont les perceptions, et la nécessité, pour chacun des acteurs concernés, de garder toute sa crédibilité. Ainsi, Pékin se réfère au développement de la BMD américain lorsqu’il annonce le renforcement son propre arsenal. Celui-ci étant resté très limité et par son nombre et par son niveau technologique, la dissuasion chinoise se trouverait effectivement (et indépendamment des arrière-pensées que l’on peut soupçonner du côté pékinois), anéanti du fait du déploiement du système américain.

La Russie, pour sa part, parle d’un « sérieux facteur de déstabilisation », brandit la menace de « réponses asymétriques » et multiplie les mises en garde. Là aussi, il faut faire la distinction entre ce qui pourrait faire partie d’un éventuel marchandage, avec des arrangements tactiques comme éventuel résultat, et une réelle et profonde inquiétude stratégique laquelle, par contre, n’est pas près de disparaître. Au fait, les assurances de l’administration Bush, selon lesquelles la BMD ne remettrait pas en cause la dissuasion russe (cette dernière pouvant compter, pour frapper l’Amérique, sur des centaines de missiles stratégiques), n’abordent pas la véritable préoccupation des planificateurs russes. Car ceux-ci s’inquiètent surtout de la possibilité d’une neutralisation de leur capacité de seconde frappe.

Or cette capacité dite de seconde frappe constitue le fondement même de la dissuasion mutuelle sur base de vulnérabilités réciproques. La BMD y introduit un sérieux élément d’incertitude et de déséquilibre, vu qu’après une éventuelle première frappe américaine, la capacité de représailles russe pourrait ne pas suffire pour saturer les défenses adverses. Ce n’est pas un hasard si Robert Bowman, ancien directeur du développement des programmes spatiaux avancés (dont les antimissiles) sous les présidences Ford et Carter, décrivait la défense antimissile balistique comme « le chaînon manquant pour une première frappe ».

Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que la Russie soit plus que réservée vis-à-vis du projet américain. Sa préférence va, de toute manière, à l’idée d’une défense antimissile de théâtre russo-européenne, telle que cela fut proposé par le président Poutine dès 2000. Les offres de coopération venues de Washington ces derniers temps sont considérées par Moscou dans un esprit de pragmatisme, mais avec une bonne dose de scepticisme quant à la possibilité d’un véritable partenariat. Comme l’a fait remarquer Sergei Kazennov, expert de l'Institut de sécurité nationale et d'études stratégiques, la démarche diplomatique de Washington est « destinée à tranquilliser moins la Russie que l'Europe occidentale qui manifeste de plus en plus son inquiétude, car l'Amérique l'entraîne dans une confrontation avec la Russie. C'est une sorte de tranquillisant universel à usage externe »,

Le problème des alliés

Ce facteur russe mis à part, l’attitude des pays européens se caractérise par « l’acceptation (sans enthousiasme) de la réalité des déploiements américains et par le souhait de participer à la R&D », comme le constate, dès 2003, un rapport de l’Union de l’Europe occidentale (UEO). Plusieurs raisons expliquent ce manque d’enthousiasme initial. D’abord des différences d’ordre psychologique et culturel. De par la géographie et l’histoire de leur continent, les Européens sont habitués à être vulnérables. Leur expérience les amène même à penser que loin de constituer automatiquement un handicap, la vulnérabilité (à condition qu’elle soit mutuelle) peut se transformer en un atout, dans la mesure où elle favorise les réflexes de concertation et de négociation, la recherche de l’équilibre, au lieu de celle de la suprématie.

Les analyses divergent tout aussi sensiblement sur l’appréciation de la menace. En effet, la plupart des analystes européens se refusent à effectuer un lien automatique entre l’existence de certaines capacités (balistiques, en l’occurrence), et celle d’une menace (qui supposerait, elle, une intention agressive). Ils seraient même tentés de voir dans l’approche contraire une sorte de prophétie auto-réalisatrice, puisque c’est précisément la désignation des menaces, donc des adversaires potentiels, sur la seule base de leurs capacités, qui instaure une logique de confrontation, dans laquelle les perceptions de menaces mutuelles s’alimentent et se renforcent.

Au sujet du volet industriel et technologique du programme BMD, le même rapport de l’UEO déplore la participation, à la suite d’arrangements bilatéraux, des industries européennes aux déploiements américains. Il note que « l’inclusion dans le dispositif américain de capacités et de ressources basées en Europe impose une nouvelle approche multilatérale pour faire contrepoids au déploiement des Etats-Unis et pour protéger les capacités stratégiques européennes dans un paysage transformé ». Cette nouvelle approche consisterait, avant tout, à donner une forte impulsion aux programmes européens de défense antimissile de théâtre. A la fois pour des besoins opérationnels (protection des forces déployées), et afin de ne pas perdre le savoir-faire industriel.

L’initiative récente de la chancelière allemande, proposant un transfert des débats (sur l’implantation européenne de la GMD américaine) à l’intérieur de l’Alliance atlantique vient d’ouvrir un nouveau front, lié en même temps à la problématique de l’analyse des menaces et à celle des questions industrielles. A priori, beaucoup seraient favorables à l’idée d’Angela Merkel. Ils espèrent éviter ainsi, du moins en apparence, d’avoir à choisir entre l’Europe et les Etats-Unis ; pouvoir négocier avec Washington sur des bases (un tantinet) plus égalitaires que celles des contacts bilatéraux ; légitimer leur geste d’allégeance en le faisant apparaître sous un jour multilatéral et (presque) européen ; de même qu’assurer une articulation sans faille entre le système américain et les travaux en cours à l’OTAN sur la défense antimissile.

Toutefois, au prime abord, les Etats-Unis ne semblent pas du tout chauds à l’idée d’une « otanisation » de leur défense antimissile. Le patron de la MDA, le général Obering, a précisé que Washington n’a nullement besoin de l’approbation de ses 25 alliés pour ses plans antimissile. Au Pentagone, on évoque le souvenir de la crise du Kosovo, vécue comme l’archétype du cauchemar de la « guerre en comité ». Le porte-parole de l’Alliance, lui, rappelle que « l’OTAN doit d’abord se mettre d’accord sur les menaces et, dans la mesure du possible, sur une approche commune. Elle n’est en aucun cas engagée dans les pourparlers bilatéraux ».

Comme dans toute sorte de coopération, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Alliance, la question centrale est celle du contrôle des éléments cruciaux du système. Même sans compter les questionnements délicats liées aux décisions techniques (du genre : où placer les intercepteurs ?) et aux choix opérationnels (comme : que défendre en priorité ?), qui révèleraient, en tout état de cause, immédiatement au grand jour les divisions entre Alliés, l’équation est plutôt claire. Elle se résume à cette simple interrogation du ministre russe de la Défense : « mais qui le tiendra, ce parapluie ? ». Du côté américain, le contrôle absolu ne se partage pas, tandis que, du côté européen, on ne donne pas (ou du moins on ne devrait pas donner) son nom et son argent à un programme sur l’évolution et la mise en œuvre duquel on n’a pratiquement aucune influence.

Entre-temps, en Pologne et en République tchèque, quelques épisodes éminemment instructifs témoignent de l’atmosphère particulière dans laquelle se déroule leur coopération avec l’Amérique. Que ce soit le renvoi de Roman Kuzniar, directeur de l’Institut des Affaires internationales à Varsovie ou la démission de Radek Sikorski, ministre polonais de la Défense (tous deux jugés trop critiques vis-à-vis de l’offre américaine), ou encore le lien établi à Prague par le secrétaire d’Etat adjoint américain entre l’accueil de la station radar et l’éventuel octroi d’une exemption visa aux fidèles alliés tchèques, l’image qui se dessine est loin d’être glorieuse.

Et ce ne sont pas les événements en coulisse qui vont y changer quelque chose. Dans un papier paru dans le Washington Post du 21 mars dernier, l’ex-ministre Sikorski raconte la procédure : « quelque génie au Département d’Etat ou au Pentagone a envoyé la première note officielle, décrivant l’emplacement éventuel des installations, avec un projet de réponse y attaché. Une réponse qui énumérait une longue liste d’obligations pour les pays d’accueil et peu d’engagements US en contrepartie. » Et à Sikorski d’y ajouter non sans sarcasme : « Les indigènes ici ont tendance à penser qu’ils sont capable de rédiger leur propre courrier diplomatique ».

Il faut constater que les dirigeants polonais et tchèques, à de très rares exceptions près, ne semblent pas s’offusquer outre mesure des humiliations subies à un rythme quasi régulier. Mais de là à y voir la confirmation de la thèse rumsfeldienne sur la « vieille » et la « nouvelle » Europe, ce serait aller un peu vite en besogne. D’une part, il convient de ne pas oublier que le Danemark et la Grande-Bretagne accueillent déjà des éléments du système américain sur leur territoire, sous forme de radars installés au Groenland et à Fylingdales. Surtout, il ne faudrait pas négliger l’opinion publique qui, elle, est dans les deux pays ex-communistes majoritairement hostile à l’implantation des installations antimissile américaines.

Bien évidemment, les mécanismes de pression et de propagande jouent à fond, pour tenter de renverser la tendance. Les opposants à l’accueil de la BMD sont systématiquement taxés d’anti-américanisme, et une partie de la presse dite sérieuse, en complicité avec des groupes de lobbying américains s’emploie à diffuser des fausses vérités pour calmer les inquiétudes. De façon significative, des enquêtes menées en Pologne montrent un lien direct entre l’accès à l’information et l’opposition au projet antimissile. Par ailleurs, d’après les derniers résultats de l’Eurobaromètre, 87% des Tchèques et 80% de Polonais souhaitent que « La politique étrangère de l’Union européenne soit indépendante des Etats-Unis ».

S’agissant de l’UE, elle fut, sans véritable surprise, pratiquement absente des débats durant les premiers mois suivant l’annonce de la proposition américaine en matière antimissile. Lors d’un débat au Parlement européen le 29 mars, Javier Solana s’est contenté de rappeler que la décision de participer ou pas au système washingtonien relevait de la souveraineté des Etats membres. En marge d’une réunion des ministres de la Défense des 27, le Haut représentant pour la PESC a néanmoins fait part de ses doutes sur l’existence d’une menace de missile balistique contre l’Europe, et précisa que « chaque pays est libre d’accepter ce qu’il veut accepter. Nous ne sommes pas, en tant qu’Européens, en train de réfléchir sur la création de mécanismes de ce type ».

Il ne croyait pas si bien dire. Ceux qui participent, sous une forme ou sous une autre, aux projets actuels de défense antimissile des Etats-Unis le font non pas en leur qualité d’Européens, mais à titre d’alliés ou associés (subalternes) des Etats-Unis. Même si certaines coopérations ponctuelles peuvent, le cas échéant, se justifier par des considérations tactiques et conjoncturelles, c’est à la condition que l’on ne perde pas de vue les objectifs et risques inhérents au projet américain. En effet, ce serait illusoire de s’attendre à un véritable partenariat (sur le plan des transferts de technologie, des choix conceptuels et opérationnels, et du contrôle des éléments cruciaux du système) dans un programme dont la motivation principale, sinon la raison d’être, est d’assurer l’avance technologique et la suprématie américaines.


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défense antimissiles, relations transatlantiques


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