Etude et analyse
Il convient d’abord de souligner que ni les élections françaises de 2007, ni celles aux Etats-Unis en 2008 n’altèreront de manière notable – c’est-à-dire outre les gestes et effets d’annonce programmés pour ces occasions – les orientations traditionnelles de la politique étrangère et de sécurité des pays en question. De même, les péripéties du nouveau traité européen, le rythme effectif de la fuite en avant de l’UE par l’élargissement, et les multiples initiatives transatlantiques basées sur des changements d’emballage à Washington sont parfaitement secondaires du point de vue de l’évolution réelle de la construction européenne et de nos relations avec les Etats-Unis.
Contexte transatlantique et européen
Sur le plan des rapports Europe-Amérique, le déterminant fondamental reste la tension structurelle entre deux séries d’intérêts antagonistes : l’une (américaine) visant à s’assurer un contrôle tous azimuts et une prédominance absolue, l’autre (européenne) cherchant à se préserver une marge de manœuvre autonome. A court terme, on ne peut pas s’attendre à sortir de l’impasse actuelle où les Etats-Unis ne sont plus en mesure d’empêcher que l’Europe chemine progressivement vers plus d’indépendance, tandis que nous Européens ne sommes pas encore prêts à faire pleinement aboutir notre émancipation.
Pour ce qui est des divisions intra-européennes à l’origine de ce piétinement, nous assistons à ce que le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker avait nommé « la collision de deux philosophies ». Autrement dit, les visions des Etats membres ne sont compatibles ni en ce qui concerne les bases du partenariat à établir avec l’Amérique (dépendance unilatérale ou autonomie européenne gage de réciprocité transatlantique), ni au sujet du contenu de l’intégration européenne (censée éroder ou, au contraire, multiplier notre capacité collective de décision et d’action politique).
Tant que ces contradictions perdurent il n’y a, au niveau des 25, que deux scénarios possibles. Soit l'intégration négative (pratiquée comme le plus petit dénominateur commun) mène inexorablement à la disparition de notre souveraineté européenne, soit, par contrecoup, c’est le repli de chacun sur sa dimension nationale, pourtant devenue fort insuffisante face aux défis du monde d’aujourd’hui. Tôt ou tard, néanmoins, tout conduit vers la seule issue possible : l’Europe – ou, dans un premier temps, une avant-garde de pays européens – devra s’investir d’un contenu politique réel afin de défendre les intérêts et priorités authentiquement européens. Ceci pour la simple et bonne raison que personne ne le fera à notre place.
Par un double paradoxe, la solution viendra du domaine le plus délicat et controversé, à savoir celui d’une défense européenne de plus en plus autonome, dont les avancées seront par ailleurs largement inspirées par les Etats-Unis qui lui sont pourtant fermement opposés. En effet, la poursuite affichée de l’objectif de domination absolue éveille, par ricochet, l’instinct de préservation chez les autres ; le discours sécuritaire réhabilite immanquablement le rôle de l’Etat et les considérations politiques ; et la promotion ouverte du concept de « sécurité économique » contribue à la prise de conscience du lien intime entre puissance et prospérité.
Parallèlement, on doit s’attendre à la « politisation » de toute une panoplie de dossiers technologiques, industriels, de recherche et d’acquisition relatifs au secteur militaire. Ces questions, longtemps tenues à l’écart des débats politiques sous prétexte qu’elles seraient trop « techniques », seront de plus en plus appréciées à leur juste valeur, comme étant au coeur des jeux de puissance qui déterminent les rapports mutuels et les conditions d’existence de nos sociétés.
La politique européenne de sécurité et de défense (PESD)
Pour ce qui est de la dynamique générale de la PESD, il est à rappeler que sa mise en place marchait à plein régime au moment même où les Etats membres s’entre-déchiraient au sujet de la guerre américaine contre l’Irak.Le développement de la défense européenne est tout simplement inéluctable. Ceci n’exclut point d’éventuels blocages à l’avenir, non pas pour des raisons conjoncturelles, mais du fait des divergences de fond qui peuvent à tout moment remonter à la surface. Mais de façon temporaire, et avec, paradoxalement, un effet à terme revitalisant pour l’ensemble du processus. Car les blocages au niveau des Vingt-cinq ne font que donner libre cours auxprogrès dans un petit nombre de pays volontaires, qui pourront ainsi montrer le chemin vers des politiques plus déterminées.
Dossiers prioritaires
Parmi les thèmes déjà inscrits à l’ordre du jour, trois méritent une attention particulière.
· Dans le domaine de la recherche et développement, l’harmonisation des besoins et la coopération sur les programmes d’armement précis continueront de se faire à géométrie variable. Néanmoins, le domaine des recherches liées à la sécurité ouvre une brèche longtemps attendue pour la Commission de Bruxelles. Son implication sera légitimée dans la mesure où l’impératif de la préservation des bases technologiques-industrielles européennes et de l’exploitation des dualités civilo-militaires sera de plus en plus présent dans les initiatives lancées au niveau européen.
· Au vu du nombre croissant des opérations, le développement de la coopération en matière de renseignement est, elle aussi, inévitable. Mais à côté de l’amélioration progressive des structures spécialisées de l’Union, les « Grands » continueront à partager leurs informations les plus sensibles à travers des réseaux restreints bien établis, et garderont leurs réticences, d’ailleurs tout à fait légitimes, envers toute sorte de lieu d’échanges à Vingt-cinq, par nature suspect et incontrôlable.
· Avant tout autre chose, la politique spatiale va jouer un rôle absolument crucial dans la transformation de l’Europe en un acteur stratégique à part entière. Contrairement aux discours officiels notoirement frileux, le lien évident entre volets civil et militaire de l’espace est connu et reconnu de tous, au point qu’un premier inventaire des systèmes spatiaux indispensables au bon fonctionnement de la PESD a déjà été dressé. Toujours est-il que des débats houleux sont à prévoir autour de dossiers comme les projets de défense anti-missiles, l’application militaire de Galileo et du GMES (Global Monitoring for Environment and Security) et, plus largement, entre les tenants d’une approche à court terme, purement commerciale, et les avocats d’une vision stratégique en matière spatiale.
Certains dossiers tabous sont appelés à se retrouver, tôt ou tard, sous les feux de la rampe.
· La question de l’introduction d’une préférence européenne afin de préserver nos bases technologiques et industrielles sera posée avec une acuité grandissante. Ceci malgré la réémergence certaine de l’équation classique qui combine une opposition féroce (sous des prétextes de comptable) à l’intérieur, et des concessions venues de l’extérieur censées décourager les velléités d’indépendance des alliés européens. Les mesures concrètes qui devront être introduites comprennent entre autres les pendants européens des dispositions américaines. A l'instar des lois qui prévoient d’« acheter américain » et d’identifier les sociétés d’importance stratégique lesquelles doivent rester de propriété américaine. Aussi les acquisitions d’armements d’origine européenne pourront-elles être encouragées par divers moyens communautaires, y compris l’adaptation des règles du Pacte de stabilité.
· Le dossier d’une défense territoriale commune est loin, très loin d’être clos avec les formules ambiguës du nouveau traité « constitutionnel ». Suite au traité de Maastricht de 1993 prévoyant à terme la mise en place d’une « défense commune », c’est dans les textes, grâce à la multiplication des opérations extérieures et des unités communes de contrôle des frontières, c’est aussi dans la pratique, et sous l’effet des discours pompeux des dirigeants européens c’est également sur le plan symbolique qu’une véritable garantie de défense collective devient, lentement mais sûrement, incontournable. Que ce soit au niveau de l’Union ou dans une sorte d’avant-garde pour commencer, un tel engagement devra se traduire à la fois dans les doctrines, les structures et les capacités.
· Ouvrant des perspectives encore plus vastes, la question de la dissuasion nucléaire apparaît de plus en plus comme un éléphant caché sous le tapis. S’il y a toujours eu un accord tacite derrière la PESD pour tenir « l’atome » à l’écart de tout ce qui pourrait ressembler, de près ou de loin, à un ordre du jour des ministres des Vingt-cinq, cette loi du silence devient aujourd’hui décidément obsolète. Outre les « ballons d’essai » envoyés régulièrement de Paris (évoquant avec insistance la dimension européenne de la force de frappe, histoire de tester les réactions), les événements peuvent propulser, à tout moment, le dossier nucléaire en tête de l’agenda européen. Pour le rôle de catalyseur, c’est l’embarras du choix : les projets de bouclier anti-missiles, le renouvellement prochain de l’arsenal nucléaire britannique, les failles des régimes de non-prolifération, les actes terroristes potentiels impliquant des matériaux radioactifs, les menaces NBC contre les soldats européens en opération extérieure, d’éventuels accidents nucléaires militaires, les polémiques au sujet des têtes nucléaires américaines toujours stationnées en Europe, ou les préoccupations face aux nouvelles doctrines nucléaires, d’emploi cette fois-ci, préconisées à Washington.
Dimension transatlantique
Finalement, les rapports UE-OTAN sont à évoquer, tout en gardant à l’esprit qu’ils ne sont que la partie (plus ou moins) émergée de l’iceberg des relations transatlantiques. Par conséquent, ils sont marqués par la tension structurelle déjà évoquée au début. Ou, pour reprendre les termes du directeur du département européen du Conseil de sécurité nationale sous William (Bill) Clinton : « Aujourd’hui l’Europe est le seul compétiteur majeur pour les Etats-Unis qui soit en train d’émerger ». Bien malgré elle, ajoutons-le tout de suite. Par un simple réflexe d’auto-préservation.
Néanmoins, sur le plan de la relation UE-OTAN, une série de problèmes non résolus vont réapparaître de temps à autre sous une forme concrète (controverses sur les priorités entre les deux organisations ; accusations de duplications dans les deux sens ; recherche de portes de sortie pour échapper à l’obligatoire consensus entre alliés ; course aux financements, hommes et capacités). Et cela même si un équilibre précaire assure – pour l’heure et pour des raisons parfois diamétralement opposées – la poursuite de la coopération . A la longue, il n’y a pourtant qu’un seul moyen pour nouer et préserver un partenariat réel entre les deux rives de l’Atlantique. C’est de mettre un terme à la dépendance unilatérale et baser la relation transatlantique sur une réciprocité entre parties souveraines. Tout autre scénario entraînerait l’Europe vers le discrédit à l’extérieur, la perte de légitimité à l’intérieur, et – même dans le meilleur des cas – la marginalisation et l’impuissance totales.
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La reconfiguration en cours des rapports de force sur la scène internationale, ainsi que la pression rampante des « crises de survie » (liées à la dégradation de l’environnement et à l’épuisement des ressources naturelles) mettent l’ensemble de la politique européenne dans une perspective entièrement nouvelle. Une dans laquelle le coût de l’inaction se fait sentir de façon de plus en plus directe. Le constat de Jean Monnet est aujourd’hui plus actuel que jamais : « Nous n’avons que le choix entre les changements dans lesquels nous serons entraînés et ceux que nous aurons su vouloir et accomplir. »
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europe de la défense, armement, dissuasion nucléaire, relations transatlantiques, avant-garde