Note d’actualité
Pour ce qui est du choix systématiquement occulté entre dépendance ou indépendance pour l'Europe, dans les textes, tout semble clair comme de l’eau de roche. Au moment du lancement de la PESD (politique européenne de sécurité et de défense), en juin 1999 à Cologne, la déclaration des Quinze stipule d’emblée l’exigence d’autonomie et de crédibilité des moyens de l’Union. Ce qui s’inscrit parfaitement dans les objectifs déclarés à l’article 11 du Traité sur l’Union européenne, notamment « la sauvegarde des valeurs communes, des intérêts fondamentaux, de l’indépendance et de l’intégrité » de l’UE. Toutefois, non seulement nous sommes toujours en attente pour voir quand ces belles paroles seront-elles traduites dans les actes, mais la question même de savoir si elles devraient l’être un jour reste objet de débat.
Quelques vérités
Derrière l’inusable formule sur les valeurs soi-disant partagées et les intérêts prétendument communs entre les deux rives de l’Atlantique, se cache une réalité beaucoup moins poétique. Nous avons, certes, des valeurs et des intérêts qui peuvent être similaires (ou du moins compatibles) à certains moments, sur certains dossiers. Tout en divergeant en d’autres occasions. Les différences ne viennent pas d’un accident de parcours (comme le voudraient ceux qui voient dans l’arrivée – et la reconduction – au pouvoir de l’équipe Bush la source de tous nos maux), mais d’une tension fondamentale, pour ne pas dire structurelle.
Au-delà de la géographie, des cultures, des sensibilités et des expériences historiques qui expliquent bon nombre de « malentendus » transatlantiques, l’opposition essentielle est de nature politico-stratégique. Ceci entre deux séries d’intérêts antagonistes. D’un côté, l’ambition américaine vise un contrôle total et tous azimuts, mélange de la quête traditionnelle de la « sécurité absolue » et de la volonté, par ailleurs tout à fait compréhensible, de maximiser et pérenniser sa position actuelle. De l’autre, l’Europe – de par son passé, son poids, ses atouts, et malgré ce que Christopher Patten (dernier gouverneur britannique de Hong Kong et ex-commissaire européen aux Relations extérieures) résuma en disant que « nous ne sommes pas terriblement bénis avec cette génération de politiciens » – ne peut pas ne pas chercher à se préserver une marge de manœuvre autonome.
A l’origine des ambivalences de la défense européenne, on trouve donc un point d’équilibre précaire. Les Etats-Unis ne sont plus en mesure d’empêcher que l’Europe chemine progressivement vers plus d’indépendance, tandis que nous Européens ne sommes pas encore prêts à faire pleinement aboutir notre émancipation.
S’il ne fait guère de doute que la transformation de l’Europe en un acteur géopolitique autonome va (irait) dans le sens de l’Histoire, l’européanisation n’est pas pour autant une vertu en soi. Loin de là. Tout dépend, en définitive, de la logique que l’on suit au cours du processus. Comme l’avait remarqué le général De Gaulle : « L’Europe intégrée où il n’y aurait pas de politique, se mettrait alors à dépendre de quelqu’un du dehors qui, lui, en aurait une ».
Or c’est aujourd’hui un déséquilibre flagrant qui caractérise la construction européenne. Vu que l’intégration négative (le démantèlement des barrières internes) n’est pas contrebalancée par l’intégration positive (la mise en place d’une entité politique digne de ce nom), notre souveraineté se retrouve dans une sorte de zone grise et risque de s’évaporer. En effet, sous le mot d’ordre de l’unification les Etats membres abandonnent des pans entiers de leur capacité de décision et d’action autonome, sans qu’il y ait, au niveau européen, une quelconque entité capable et prête à assumer une telle responsabilité.
En simplifiant, on peut distinguer deux pierres d’achoppement sur lesquelles bute toute velléité d’autonomie européenne. La conception même de la puissance est dénaturée par les sornettes pacifistes, tandis que l’impératif de souveraineté est l’otage d’un atlantisme servile, devenu presqu’une seconde nature chez la plupart de nos dirigeants sur le vieux continent. Face à eux, il n’y a que les évidences. A savoir que le refus de la puissance mène à l’impuissance, et que le refus de l’indépendance conduit à la dépendance. Les deux entraînent une marginalisation et un discrédit total, autrement dit la perte de toute position de négociation à l’avenir.
C’est donc dans ce contexte plus large que les questions d’armement prennent un relief particulier. Les dilemmes stratégiques y apparaissent de manière concentrée, palpable, difficiles à camoufler. Au fait, il n’y a rien de plus concret que de disposer ou de ne pas disposer librement de certaines capacités clés pour pouvoir décider en connaissance de cause et agir selon son libre arbitre ; d’avoir ou de ne pas avoir à demander l’autorisation d’un tiers chaque fois que l’on veut exporter ses propres produits dès lors qu’ils contiennent ne serait-ce qu’un seul composant minime d’origine étrangère ; d’être ou de ne pas être tributaire de la bienveillance d’une autre puissance pour approvisionner, entretenir, faire fonctionner son propre appareil militaire. S’en remettre à la merci d’un tiers, c’est s’exposer à des pressions et des chantages divers. Plus insidieusement encore, au fil des temps, cette situation crée un état psychologique où le réflexe d’alignement se substitue à la décision, et les clichés trompeurs tiennent lieu de raisonnement.
Quelques stéréotypes
Le débat en la matière est faussé par un large éventail d’idées reçues dont on n’évoquera ici que trois, à titre purement illustratif. Premièrement, si s’émerveiller devant la rapidité avec laquelle la défense européenne s’est mise en place constitue de nos jours un exercice obligatoire, il n’en convient pas moins de relativiser cette soi-disant fulgurance. Il y a d’abord la durée des préparatifs : avant la percée de 1999, cela faisait déjà de longues décennies que la nécessité, les directions, et les enjeux étaient connus de tous. Sans que cela aboutisse à la moindre avancée.
Il y a ensuite l’urgence d’aujourd’hui : en pleine reconfiguration des rapports de force sur la scène internationale, confrontés aux tentatives de mainmise plus ou moins voilées des Etats-Unis sur nos atouts européens, et vu les retards accumulés faute de volonté politique suffisante, ce n’est pas tout à fait le moment de se contenter de petits pas. Finalement, il y a l’ambivalence persistante autour du contenu même de cette défense européenne. Laquelle n’est pour l’heure ni véritable défense, ni véritablement européenne.
Deuxièmement, quand il est question de faire l’éloge des bienfaits (réels ou attendus) de la coopération avec les Etats-Unis, il vaut mieux garder à l’esprit les limites inhérentes de ces aventures transatlantiques. Pour commencer, tout semblant de partenariat avec l’Amérique porte la marque d’un déséquilibre originel. L’une des parties est toujours en mesure de quitter la « coopération » sans que son potentiel stratégique s’en trouve diminué, ce qui est loin d’être le cas pour l’autre.
Concernant la plupart des projets proposés par les Etats-Unis pour « coopération » aux alliés, ils dissimulent à peine l’ambition des pouvoirs washingtoniens. A l’instar du programme emblématique Joint Strike Fighter/F-35/Lightning II, il s’agit d’une volonté de « désagrégation » (des Européens) et de « destruction » (de leurs options autonomes). En effet, ces alliances transatlantiques sont conçues pour faire d’une pierre deux (ou plusieurs) coups. Elles rétrécissent dramatiquement les débouchés potentiels des concurrents européens, ponctionnent les budgets R&D des alliés, optimalisent leurs capacités pour opérer sous contrôle américain, et limitent leurs futures possibilités de coopération, du fait des restrictions draconiennes sur les transferts de technologie.
Troisièmement, avant de rejeter avec horreur, comme il se doit entre gens de bonne compagnie, l’idée même d’une « Europe forteresse » censée symboliser un protectionnisme anachronique, un petit effort de clarification ne serait pas de trop. D’abord pour observer qu’autonomie n’est pas synonyme d’autarcie. Elle n’exclut pas la coopération et les engagements extérieurs, pourvu qu’il s’agisse de dépendances réciproques et de domaines non stratégiquement vitaux.
Aussi faut-il mentionner que la « préférence européenne » (priorité donnée à l’acquisition d’équipements d’origine européenne, afin de réduire nos vulnérabilités et préserver nos bases technologiques et industrielles) peut prendre des formes diverses et variées. Que ce soit l’adaptation ciblée des règles du Pacte de stabilité (pour faciliter l’achat d’armements européens), la prise en compte de la propriété des fournisseurs dans les régulations sur les marchés publics, ou l’obligation pour les gouvernements d’avoir recours aux opportunités européennes pour leurs commandes institutionnelles (le cas des lanceurs s’impose comme une évidence), toute mesure y aurait sa place. Si possible toutes ensemble. Et assorties d’autres initiatives, telle la limitation des prises de contrôle étrangères, et le lancement de grands programmes.
Quant à la diabolisation de ce fameux « protectionnisme », le système actuel de deux poids deux mesures est un peu trop voyant pour être crédible. Au fait, les Etats-Unis, apôtre autoproclamé de la concurrence libre là et jusqu’au point où cela sert leurs intérêts, sont l’illustration parfaite de tous les instruments possibles et imaginables pour entourer leur marché domestique de barbelés de fer. Ce qui est fort utile aux autres pour en tirer un argument tactique. Mais il ne faut pas s’y tromper : poser l’exigence des moyens de notre autonomie de décision et d’action n’est en aucun cas une simple réponse à l’attitude américaine. C’est un impératif stratégique fondamental, indépendamment de ce qui se fait, ou ne se fait pas, de l’autre côté de l’Atlantique.
Quelques enjeux
Les secteurs stratégiques se définissent, en règle générale, par deux critères : l’un de perception, l’autre d’action. Ils sont d’abord perçus par les Etats comme étant déterminants pour assurer leur sécurité et prospérité, car présentant un avantage ou un handicap décisif dans leurs rapports de force. Par conséquent, les gouvernements s’activent et prennent des mesures exceptionnelles à leur égard, tant en termes de financement, de régulation, de stockage et sécurité d’approvisionnement, que pour garantir un droit de regard, plus ou moins extensif, de l’Etat. Tout ceci entraîne une tension constante et inévitable entre logique politique et logique économique.
Mais aujourd’hui la situation devient infiniment plus grave. La philosophie du gain de profit immédiat, au sens le plus large du terme « profit », semble reléguer au second plan toute considération à long terme, aussi bien dans le monde économique que politique. Au culte de la valeur pour l’actionnaire correspond, de l’autre côté, une politique spectacle généralisée dont l’horizon ne va guère au-delà de la fin d’un mandat. Et encore. Le résultat de cette recherche de rentabilité à tout prix est d’économiser quelques centimes, pour en perdre ensuite des milliards. Sur le plan de l’autonomie européenne, c’est de se verrouiller dans une logique industrielle de sous-traitance, dans une posture militaire de supplétifs et dans une politique d’alignement automatique. En d’autres termes, c’est le suicide géopolitique.
A l’opposé de ce scénario, on trouve la vision à long terme, qui se soucie avant tout du maintien, dans la durée, des bases de notre souveraineté. Notamment en préservant une marge de manœuvre substantielle pour les choix et actions politiques. C’est la seule attitude responsable qui puisse nous garantir une position de négociation pour réduire les risques extérieurs et sauvegarder notre propre modèle européen. A Vingt-cinq, à quelques-uns ou, en attendant, à l’échelle nationale. Par ailleurs, c’est aussi la seule démarche qui soit fondamentalement démocratique. L’autonomie de décision et d’action de l’Etat est ce qui donne un sens au vote des citoyens, en leur offrant la possibilité de vrais choix, et par là, la maîtrise réelle de leur destin.
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