Etude et analyse
Le petit tour d’horizon qui suit se propose de résumer les principaux développements de l’année 2007 en matière de Défense européenne. Pour ce faire, deux remarques préliminaires s’imposent. La première est terminologique ; elle concerne la dénomination PESD (politique européenne de sécurité et de défense) utilisée jusqu’à aujourd’hui, y compris dans cet article. Elle deviendra, une fois le nouveau traité ratifié, la PSDC (politique de sécurité et de défense commune). La deuxième remarque consiste à souligner que les développements et les débats au cours de l’année 2007 continuent à graviter autour du concept le plus controversé de la Défense européenne, à savoir le terme « d’autonomie ».[1]
Que ce soit dans le domaine institutionnel (lancement du Centre d’opérations de l’UE, longtemps interdit par égard à la primauté supposée de l’OTAN) ou dans celui de l’armement (affirmation de l’exigence de « non-dépendance » pour les technologies clés de défense), en 2007 la PESD poursuivit sa marche timide mais inexorable vers une mise à nu édifiante des divergences fondamentales des Etats membres sur l’essence même de leur aventure.
Opérations et missions
En mars dernier, le Président en exercice du Comité politique et de sécurité[2] de l’UE a noté devant l’Assemblée de l’UEO que les « diverses opérations et missions constituent le point de référence pour évaluer le succès de la PESD ». S’il n’a pas eu tout à fait tort, sa remarque n’en risque pas moins de fausser le tableau. Elle perpétue surtout une conception qui réduirait la Défense européenne à une entreprise expéditionnaire. Certes, les opérations sont la partie la plus visible de la PESC/PESD (une sorte de preuve de l’existence de l’Union comme « acteur global ») qui permet, de surcroît, des retours d’expérience et un processus de socialisation permanent. Mais le volet « opérations » a une autre fonction, plus subtile : il apparaît comme un paravent derrière lequel peuvent s’accomplir, si la volonté y est, de réels progrès dans le sens d’une politique de défense proprement dite. Ainsi, l’argument d’assurer les capacités nécessaires à la conduite des missions européennes est constamment invoqué dans les initiatives en matière d’armement ces dernières années. De la même manière, au vu d’une situation absurde où les Européens sont prêts à risquer ensemble la vie de leurs soldats sur des théâtres extérieurs mais se refusent à faire de même pour se défendre mutuellement, l’idée de la défense collective est devenue de plus en plus incontournable.
Toujours est-il qu’à l’heure actuelle, les « opérations » constituent le segment de loin le plus spectaculaire. A travers les diverses missions PESD l’Union est aujourd’hui présente:
(1) en Afrique (EUSEC RD Congo pour la réforme du secteur de sécurité ; EUPOL RD Congo pour celle de la police nationale congolaise; et deux missions en préparation, une opération militaire pour améliorer les conditions de sécurité dans l’est du Tchad et dans le nord-est de la République centrafricaine ; et EUSEC Guinée-Bissau à l’appui du processus de réforme du secteur de sécurité) ;
(2) en Asie (EUPOL Afghanistan, une mission de police lancé le 15 juin 2007 afin de contribuer à la réforme de la police afghane) ;
(3) dans les Balkans occidentaux (opération militaire ALTHEA en Bosnie-Herzégovine, dont la restructuration s’est opérée durant l’année 2007, avec la réduction des effectifs de 6500 à 2500 soldats) ; une mission de police de l’UE en Bosnie, la toute première opération PESD, lancée en janvier 2003, et dont le mandat a été encore une fois prorogé fin 2007) ; EPUE Kosovo, une équipe de planification chargée de préparer la plus importante mission civile PESD jusqu’ici, que l’Union envisage de mener au Kosovo, et à laquelle les Etats-Unis ont déjà signalé leur intention de participer) ;
(4) en Europe orientale et dans le Caucase du Sud (outre les équipes d’appui auprès des représentants spéciaux de l’UE en Géorgie et en Moldavie, EU BAM Moldavie/Ukraine, une mission d’assistance à la frontière moldavo-ukrainienne, a été prolongée de deux ans en novembre) ;
(5) au Proche-Orient (la mission EUPOL COPPS destinée à aider la formation de la police civile palestinienne ; la mission EU BAM Rafah d’assistance à la frontière dont les opérations furent suspendues en juin ; la mission « Etat de droit » pour l’Iraq EUJUST LEX qui continue d’organiser ses cours de formation dans les Etats membres de l’UE).
Côté financement, les règles sont inchangées : les missions civiles sont financées par le budget communautaire (ligne PESC, 140 millions d’euros en 2007 sur un budget total de 10 milliards consacrés aux relations extérieures de l’UE), tandis que les opérations « ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense » sont à la charge exclusive des Etats membres. Dans le second cas, le partage des coûts suit deux schémas parallèles. Le gros des dépenses est assuré sur la base du principe « costs lie where they fall » (coûts imputés à leur auteur), mais certains coûts communs, à hauteur d’environ 10% du coût total d’une opération, sont mutualisés dans le cadre d’un mécanisme créé en 2004 et nommé Athena. Les Etats membres (sauf Danemark) y contribuent proportionnellement à leur part de RNB. La dernière révision d’Athena date de mai 2007[3], et s’inscrit dans l’élargissement prudent mais continu du champ des coûts couverts par le mécanisme commun. A ce propos, il convient de noter qu’en 2007 ceux qui, dans les cadres de l’Alliance atlantique, insistent pour un financement de certains équipements et opérations OTAN à partir d’un budget commun, ont eu de plus en plus tendance à tirer argument du dispositif mis en place dans l’UE. En oubliant, entre autres, une différence de taille : « lorsque le partage des fardeaux est négocié, l’Alliance prend en compte les responsabilités globales des Etats-Unis en matière de sécurité ».[4]
Aspects institutionnels
Le Centre d’opérations de l’UE a atteint sa capacité opérationnelle le 1er janvier 2007, et a été activé pour la première fois lors de l’exercice militaire MILEX 07 en juin. Pour pleinement apprécier ce développement, un bref retour en arrière s’impose. Dès le lancement de la PESD l’une des préoccupations majeures de Washington fut d’empêcher la mise en place d’une chaîne de commandement entièrement européenne. Dans cet esprit, « les négociations habiles menées par les Britanniques aux premiers jours de la PESD [ont visé à] aboutir à un compromis comportant des lacunes dans la chaîne de commandement pour les opérations militaires dirigées par l’UE et liant leur planification aux capacités de l’OTAN ».[5] Par conséquent, la planification opérationnelle fut délibérément absente du mandat de l’Etat-major de l’UE (EMUE),[6] ne laissant que deux options pour les opérations militaires de l’UE : le recours soit à l’OTAN, soit à un état-major proposé par une nation-cadre et multinationalisé pour l’occasion. Suite au « sommet des chocolatiers » (France, Allemagne, Belgique, Luxembourg) en avril 2003, unanimement décrié mais dont l’idée de base n’en fut pas moins approuvée par les Quinze avant la fin de la même année, une cellule civile-militaire (CivMil Cell) a été mise en place en juin 2005 auprès de l’EMUE, avec la capacité de générer un Centre d’opérations (Ops Centre).
La cellule elle-même réunit une trentaine de personnes (civils et militaires) et constitue l’une des six divisions de l’Etat-major de l’UE. Elle se compose de deux branches distinctes : la Branche de planification stratégique (huit planificateurs militaires et sept civils, y compris deux venus de la Commission), et l’Equipe permanente du Centre d’opérations (Key Nucleus). Cette dernière est responsable de maintenir la possibilité de générer, le cas échéant (en particulier pour des missions civilo-militaires et lorsqu’il n’y a pas d’état-major national disponible), une capacité à planifier et à conduire une opération européenne autonome.[7]
Mais les avocats d’une capacité européenne indépendante ne sont pas au bout de leurs peines. Les contre-propositions abondent, afin de vider l’Ops Centre de sa substance. Comme en témoigne l’idée, mise en avant par la directrice du Programme « Relations transatlantiques » de l’ACUS[8], de créer une équipe de planification commune UE-OTAN,[9] ou encore le pronostic formulé par un rapport commun ISIS Europe-CeMiss, d’après lequel l’Ops Centre se verrait condamné à un rôle purement civil.[10] Cette dernière hypothèse est d’autant moins crédible qu’elle va non seulement à l’encontre de la logique même de la création du Centre d’opérations, mais est également désavouée par la mise en place, suivant la décision du Conseil en juin 2007, d’une capacité civile de planification et de conduite des opérations au sein du Secrétariat général du Conseil.
Du reste, en 2007, on a assisté à une véritable relève de la garde à la tête des organes et agences de la PESD. Ayant pris ses fonctions en novembre 2006, c’était la première année du général d’armée Henri Bentégeat (France) à la présidence du Comité militaire de l’UE.[11] A l’Etat-major, le général David Leakey (Grande-Bretagne) a relayé fin février le général français Jean-Paul Perruche. L’allemand Alexander Weis a succédé en octobre au premier directeur de l’Agence européenne de Défense,[12] le britannique Nick Witney qui, lui, est appelé à rejoindre un nouveau « think tank », le European Council on Foreign Relations, lancé en octobre 2007. Alvaro de Vasconcelos (Portugal) a pris le relais en mai à la tête de l’Institut d’études de sécurité[13] que Nicole Gnesotto (France) avait dirigé depuis 1999 (avant même le transfert de l’Institut de l’UEO à l’UE). Pour ce qui est du Centre satellitaire de l’UE[14], elle a continué d’appuyer les opérations et missions de la PESD, et se confirme comme un acteur central dans l’initiative européenne en matière de surveillance mondiale de l’environnement et de la sécurité (programme GMES). Le Collège européen de sécurité et de défense[15] a entamé sa troisième année académique par l’organisation du cours de haut niveau 2007/2008 visant à promouvoir une compréhension commune de la PESD entre les 70 participants (fonctionnaires civils et militaires des Etats membres et des institutions de l’UE).
Capacités civiles et militaires
Le développement des capacités civiles de la PESD se poursuivit dans le cadre de l’Objectif global civil 2008.[16] Le Conseil ayant constaté en novembre que les objectifs fixés avaient été atteints, les ministres ont adopté un nouvel Objectif global civil, l’OGC 2010.[17] Ce dernier souligne le fait que les missions de la PESD peuvent être de plus en plus lointaines et de plus en plus diversifiées, et met ainsi l’accent sur des impératifs tels que la disponibilité des ressources civiles, ou la mise en place de synergies avec les capacités militaires de l’UE, la Commission et les acteurs du « troisième pilier » (justice et affaires intérieures).
Pour ce qui est du développement des capacités militaires, il se poursuit dans la perspective de l’Objectif global 2010, tel qu’il a été défini en 2004.[18] Un catalogue des progrès 2007 a été approuvé en novembre (sur la base de la comparaison entre le catalogue des besoins établi en 2005, et le catalogue des forces proposées par les Etats membres en vue de l’OG 2010). Suivant une analyse des lacunes constatées et des risques qui y sont liés, le catalogue des progrès 2007 conclut que « l’UE est en mesure de mener l’éventail complet des opérations PESD militaires dans le cadre des paramètres établis dans les hypothèses de planification stratégique, compte tenu des différents niveaux de risque que les lacunes recensées entraînent ». La marche vers l’OG 2010 s’inscrit elle-même dans un processus plus complet, le plan de développement des capacités (PDC), co-piloté par l’Agence européenne de défense et le Comité militaire de l’UE. En juin, le comité directeur de l’Agence a adopté une « Méthodologie » et une « Feuille de route » pour le PDC, avec pour but la présentation d’un premier projet de document à la mi-2008. Une base de données des programmes menés par les Etats membres participants fonctionne depuis novembre 2007, dans l’espoir de mieux permettre l’identification des possibilités de coopération.
A partir du 1er janvier 2007, l'UE dispose en permanence de deux groupements tactiques en attente.[19] Aujourd’hui, quinze GTs sont constitués ou en cours de constitution (à l’exception du Danemark et de Malte, tous les Etats membres participent à l’un ou plusieurs d’entre eux). Lors de la dernière conférence semestrielle de coordination, les pays se sont engagés à fournir le nombre requis de GTs jusqu'au premier semestre de 2010 inclus. Le concept et sa mise en œuvre n’en continue pas moins de soulever de nombreuses interrogations, à commencer par les difficultés inhérentes du caractère multinational des groupements, les incertitudes des prises de décision nationales sur le déploiement, la question de la réserve stratégique, le peu de fiabilité de certaines unités peu expérimentées, et la nécessité de compléter les GTs par une capacité d’intervention rapide dans le domaine aérien et maritime.[20]
Le domaine de l’armement
Les initiatives européennes en matière d’armement au niveau européen suivent traditionnellement deux voies parallèles, traduisant deux logiques différentes, mais qui sont aujourd’hui en train de se rapprocher l’une de l’autre – du moins sur certains points, et jusqu’à un certain degré. L’une est celle de la Commission, mise à l’écart du domaine de l’armement en vertu de l’article 296 du TCE mais qui s’y infiltre de plus en plus par des moyens obliques. L’autre voie est celle des Etats membres, soucieux de garder la haute main sur ce secteur hautement stratégique mais qui sont soumis à une pression grandissante pour coordonner leurs activités.
De son côté, l’exécutif bruxellois a présenté fin 2007 un ensemble de trois initiatives : une communication exposant ses recommandations en vue d’accroître la compétitivité du secteur de l’armement, une directive relative aux marchés publics dans le domaine de la défense, et une directive relative aux transferts intracommunautaires de produits liés à la défense. Il faut dire que les initiatives de la Commission en la matière ont généralement très peu de chance pour rencontrer l’adhésion des Etats, mais stimulent plutôt les activités de coordination dans la dimension intergouvernementale.
En effet, l’AED, pour sa part, ne fut pas en reste durant l’année 2007. Quant à l’un de ses projets phares, le code de conduite volontaire sur les marchés publics de la défense lancé en 2006, l’Espagne et la Hongrie, initialement absentes du système, s’y sont jointes en juillet 2007. Le portail électronique affichant les appels d’offre des gouvernements fut complété en mars par un deuxième portail signalant, entre industriels, les possibilités de sous-traitance à l’échelle européenne. En septembre, un autre code de conduite a été adopté par les Etats membres, visant cette fois-ci à encourager la coordination des investissements relatifs aux moyens d'essai et d'évaluation.
Surtout, le travail au sein de l’Agence commence à toucher de plus en plus de près aux questions les plus sensibles de l’armement (et de la construction) européens : celle de la (non-)dépendance et celle, étroitement liée, de la préférence européenne. Dans la Stratégie pour la base technologique et industrielle de la défense européenne, adoptée en mai, les termes « indépendance », « souveraineté » et « autonomie » figurent à six reprises, et l’exigence de « moins de dépendance par rapport à des sources non-européennes pour les technologies clés » est clairement affichée. La feuille de route de cette stratégie, approuvée, elle, en septembre, formule l’objectif d’établir avant fin 2008 une première liste commune des capacités industrielles clés à maintenir/développer en Europe. Dans la même veine, les Etats ont adopté, en novembre, un document cadre pour la stratégie en matière de recherche et technologie de défense, avec l’idée d’identifier les technologies clés que l’Europe se doit de maîtriser. Ces mesures devraient normalement constituer le premier pas pour instaurer un mécanisme complet de contrôle et de protection, similaire à celui pratiqué outre-Atlantique et par toutes les grandes puissances, dans le secteur stratégique de l’armement.[21] Toutefois, en Europe, les jeux sont encore loin d’être faits. Les deux questions cruciales qu’il convient de se poser au sujet de toute action au niveau européen est celle (1) de l’ordre chronologique (savoir si l’adoption de mesures de protection et de contrôle politique au niveau européen sera un préalable ou pas à l’ouverture intra-européenne) ; et (2) du point de référence (savoir si une éventuelle harmonisation des réglementations s’effectuera par alignement vers le haut ou vers le bas). Toute initiative d’« européanisation » en ordre chronologique inverse ou avec harmonisation au rabais serait synonyme d’abdication de souveraineté pour l’Europe.
Relations UE-OTAN
Les relations entre la PESD et l’Alliance atlantique apparaissent sous un éclairage complètement différent selon que l’on écoute les responsables de l’UE ou ceux de l’OTAN. En janvier 2007, le Secrétaire général de l’OTAN a qualifié, à nouveau, les relations entre les deux organisations de « problématiques », alors que pour le Président en exercice, déjà cité, du COPS : « Quant aux relations avec l’OTAN, il n’y a pas lieu de les infléchir ». Tandis que les fonctionnaires de l’OTAN n’ont cesse de se plaindre de l’état lamentable de la coopération, les rapports de l’Union sur la PESD nous dressent une évaluation somme toute assez positive. Ils font état, semestre après semestre, d’une coopération qui « s’est poursuivie de manière harmonieuse et efficace » tant à Bruxelles que sur le terrain, « a été facilité par l’intermédiaire de la cellule permanente de l’UE au SHAPE et de l’équipe de liaison permanente de l’OTAN à l’Etat-major de l’UE », et se manifeste également dans le travail du Groupe UE/OTAN sur les capacités.
En réalité, hormis la coordination indispensable sur le terrain, les relations restent, pour la plupart, effectivement bloquées.[22] Sous le prétexte, essentiellement technique, de la présence d’Etats membres de l’UE qui ne sont pas membres de l’OTAN (ni de son programme « Partenariat pour la Paix »), l’agenda des réunions formelles UE-OTAN reste soigneusement limité. Les tensions apparues au grand jour autour de la Force de Réaction rapide de l’OTAN (NRF) n’ont rien fait pour alléger l’atmosphère.[23] Au-delà de la question non réglée de la priorité qu’aurait l’une ou l’autre organisation à utiliser les (mêmes) réservoirs de forces, la controverse principale touchait au rôle même de la NRF. Alors que le camp atlantiste voulait en faire un complément pour colmater les brèches des opérations en cours, Paris s’en tenait à la conception initiale que la NRF reste une force de première intervention.[24]
Dans l’ensemble, et malgré l’idée d’un éventuel « retour » de la France dans l’organisation militaire intégrée de l’Alliance, « peu d’analystes se disent optimistes quant à la rapide élimination des entraves structurelles » à une coopération UE-OTAN harmonieuse.[25] En effet, indépendamment de la rhétorique du moment, le fond des arguments traditionnels de blocage ne change pas d’un iota. Leur validité a même été reconnue dans une analyse du « think tank » britannique Centre for European Reform : « Les fonctionnaires français disent parfois que des relations proches UE-OTAN pourrait résulter en une trop grande influence des Etats-Unis sur la politique étrangère et de défense de l’UE, [et que] les US peuvent utiliser les missions OTAN comme un moyen de parvenir à ce que des troupes européennes servent les intérêts stratégiques américains. Les craintes françaises par rapport aux priorités US ne sont pas entièrement sans fondement ».[26] En somme, comme l’avait laconiquement résumé Robert D. Kaplan, rédacteur en chef de Atlantic Monthly : « L’OTAN et une défense européenne autonome ne peuvent pas prospérer toutes les deux ».
Traité de Lisbonne
Un certain « retour aux réalités », qui caractérise l’ensemble du nouveau traité européen signé le 13 décembre 2007, est particulièrement manifeste dans les domaines touchant à la sécurité. D’après l’article 4 du TUE modifié : l’Union « respecte les fonctions essentielles de l'État, notamment celles qui ont pour objet d'assurer son intégrité territoriale, de maintenir l'ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ». Sans aborder ici l’architecture d’ensemble, ni même le volet PESC du nouveau traité, on se limitera à récapituler les dispositions les plus marquantes en matière de PESD (rebaptisée PSDC).
Pour ce qui est de la définition de la PSDC, l’article 42 précise : « La politique de sécurité et de défense commune fait partie intégrante de la politique étrangère et de sécurité commune. Elle assure à l'Union une capacité opérationnelle s'appuyant sur des moyens civils et militaires. L'Union peut y avoir recours dans des missions en dehors de l'Union (…) ».
La liste des types d’opérations éventuelles est actualisée pour élargir le champ des traditionnelles missions dites « de Petersberg » (définies par l’UEO en juin 1992, elles comprennent les missions humanitaires et d’évacuation, missions de maintien de la paix, missions de forces de combat pour la gestion de crise, y compris les missions de rétablissement de la paix). L’article 43 y ajoute désormais « les actions conjointes en matière de désarmement », « les missions de conseil et d'assistance en matière militaire, les missions de prévention des conflits » et « les opérations de stabilisation à la fin des conflits ». Avec la précision que « toutes ces missions peuvent contribuer à la lutte contre le terrorisme, y compris par le soutien apporté à des pays tiers pour combattre le terrorisme sur leur territoire ».
En ce qui concerne la prise de décision en matière de défense, l’unanimité reste la règle : « Les décisions relatives à la politique de sécurité et de défense commune, y compris celles portant sur le lancement d'une mission visée au présent article, sont adoptées par le Conseil statuant à l'unanimité, sur proposition du haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ou sur initiative d'un État membre ». Le haut représentant porte une double casquette : il est en charge de la conduite de la PESC/PSDC et préside en cette qualité le Conseil Affaires étrangères, en même temps qu’il est vice-président de la Commission européenne, en charge des relations extérieures. Pour dissiper tout éventuel malentendu quant à la primauté absolue de la logique intergouvernementale en matière PESC/PSDC, « la Conférence souligne que les dispositions portant sur la politique étrangère et de sécurité commune, y compris pour ce qui est du Haut Représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ainsi que du service pour l'action extérieure, n'affecteront pas la base juridique existante, les responsabilités ni les compétences de chaque État membre (…) », et « La Conférence note par ailleurs que les dispositions couvrant la PESC ne confèrent pas de nouveaux pouvoirs à la Commission de prendre l'initiative de décisions ni n'accroissent le rôle du Parlement européen » (Déclaration n°14 annexée au traité).
Pour ce qui est de la possibilité de lancer des coopérations plus restreintes entre Etats membres dans le domaine de la PSDC, le traité consacre deux options déjà mises en pratique, et y ajoute une troisième. Concernant la conduite des opérations, l’article 44 dispose que « le Conseil peut confier la mise en oeuvre d'une mission à un groupe d'États membres qui le souhaitent et disposent des capacités nécessaires pour une telle mission ». L’article 45 du traité dote l’Agence européenne de défense, créée par anticipation sous l’autorité du Conseil, d’une base légale, et prend soin de préciser que « des groupes spécifiques sont constitués au sein de l'Agence, rassemblant des États membres qui mènent des projets conjoints ». Pour couronner le tout, l’article 42 ouvre la possibilité pour « les États membres qui remplissent des critères plus élevés de capacités militaires et qui ont souscrit des engagements plus contraignants en la matière en vue des missions les plus exigeantes » à établir « une coopération structurée permanente dans le cadre de l'Union », dont les modalités de fonctionnement sont ensuite détaillés dans l’article 46.
Finalement, un engagement de défense mutuelle se trouve transcrit dans le traité, au paragraphe 7 de l’article 42 : « Au cas où un État membre serait l'objet d'une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir ». Même si c’est avec les restrictions habituelles concernant le respect du « caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres », et au prix de la mention de l’OTAN comme « le fondement de la défense collective et l'instance de sa mise en œuvre » pour les États qui en sont membres, la formulation du traité de Lisbonne est plus contraignante que celle du fameux article 5 du Traité de Washington. Lequel se contente de disposer que si une attaque armée se produit contre l'une ou plusieurs des parties contractantes, « chacune d'elles assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d'accord avec les autres parties, telle action qu'elle jugera nécessaire ».
Pour conclure, il convient de souligner que l’article 24 du traité de Lisbonne réitère la disposition, en vigueur depuis Maastricht, selon laquelle « la compétence de l'Union en matière de politique étrangère et de sécurité commune couvre (…) l'ensemble des questions relatives à la sécurité de l'Union ». Cette petite phrase est susceptible d’ouvrir, à terme, de nouveaux horizons devant la PESC y compris sa composante PSDC. Le Haut représentant de l’Union pour la PESC, Javier Solana, y a fait allusion en mars, devant le Parlement européen, lorsqu’il a exprimé son souhait de voir l’UE impliquée dans le débat sur le déploiement en Europe du système américain de défense anti-missile. Elle semble également être implicitement à la base des premières tentatives à ouvrir la PESC/PSDC vers de nouveaux domaines, tels que l’interface avec le « troisième pilier » pour assurer la sécurité du territoire de l’Union européenne[27], ou les questions de sécurité énergétique.[28]
Il n’en reste pas moins que les controverses et les blocages au fond de la plupart des volets (actuels ou potentiels) de la Défense européenne s’articulent toujours autour d’une idée pourtant simple, et pourtant soutenue par 80% des citoyens européens. A savoir que « La politique étrangère de l’Union européenne devrait être autonome par rapport à la politique étrangère américaine ».[29]
[1] Dans la Déclaration sur la Défense européenne du Sommet franco-britannique de Saint-Malo, 4 décembre 1998 : « l'Union doit avoir une capacité autonome d'action ». Dans la Déclaration concernant le renforcement de la politique européenne commune en matière de sécurité et de défense du Conseil européen de Cologne, 4 juin 1999 : « l'Union doit disposer d'une capacité d'action autonome ». Par ailleurs, depuis le traité de Maastricht, la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), dont la PESD fait partie, a pour objectif déclaré « la sauvegarde des valeurs communes, des intérêts fondamentaux, de l’indépendance et de l’intégrité » de l’Union (article 11 du TUE).
[2] « Le COPS est la « cheville ouvrière » de la PESC et de la PESD, composé des représentants de chacun des Etats membres, qui ont rang d'ambassadeur. » S’agissant des organes de l’UE, toutes les définitions données dans les notes du bas sont extraits du Guide de la Politique européenne de sécurité et de défense, Représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne, édition novembre 2006.
[3] Décision 2007/384/PESC du Conseil, 14 mai 2007.
[4] NATO Common Funds Burdensharing, CRS Report for Congress, mis à jour le 20 janvier 2006. Le rapport donne des exemples chiffrés : « en 2003, la contribution US au budget commun NSIP fut de 23,8% - pas loin des 19,8% versés par l’Allemagne. Si les évaluations OTAN des fonds communs étaient basées uniquement sur la PIB, la part des USA aurait été de 53,6% et celle de l’Allemagne de 9,8% ».
[5] L’OTAN : transformation et partenariat stratégique avec l’UE, rapport présenté au nom de la Commission politique de l’Assemblée de l’UEO par Charles Goerens, 18 décembre 2006.
[6] « L'état-major de l'Union européenne (EMUE) est constitué de militaires détachés par les États membres auprès du Secrétariat général du Conseil. Il est la source de l'expertise militaire de l'Union et travaille sous la direction du CMUE auquel il rend compte. »
[7] Sur décision du Conseil, une capacité opérationnelle initiale (capacité à planifier) est à atteindre dans 5 jours, utilisant le Key Nucleus renforcé par des éléments à double-casquette de l’EMUE. La pleine capacité opérationnelle (capacité à planifier et à opérer) doit être atteinte au plus tard 20 jours après l’activation, grâce à du personnel pré-identifié venant du Secrétariat du Conseil et des Etats membres.
[8] Atlantic Council of the United States.
[9] Frances G. Burwell, « NATO and the EU: Planning for the Future », EuroFuture, autumne 2006
[10] Stephen Pullinger (ed.), « Developing EU Civil Military Co-ordination »: the Role of the new Civilian Military Cell, Joint Report by ISIS Europe and CeMiSS, juin 2006.
[11] « L’organe militaire le plus élevé au sein du Conseil, il est composé des chefs d'état-major des armées (CEMA), représentés par leurs représentants militaires (Repmil) au cours de réunions hebdomadaires. »
[12] « L'agence européenne de défense a été créée en juillet 2004. Sa mission primordiale est de coordonner, d'optimiser et d'aligner le plus en amont possible les différents aspects, opérationnels, technologiques, industriels et budgétaires, des politiques nationales de préparation des systèmes de défense afin de répondre plus efficacement aux besoins de la PESD. »
[13] « L'institut d'études de sécurité de l'Union européenne a pour mission de contribuer au développement de la PESC, y compris de la PESD, en effectuant des recherches et des analyses dans des domaines pertinents. »
[14] « Le Centre satellitaire a été créé en 2001 en vue de renforcer les fonctions d'alerte rapide et de suivi des crises de l'Union au profit de la PESC et de la PESD. »
[15] « Créé en juillet 2005 et opérationnel depuis le premier janvier 2006 le collège européen de sécurité et de défense (CESD) repose sur un réseau d'institutions européennes de formation dans le domaine de la sécurité et de la défense. »
[16] S'agissant des aspects civils de la gestion de crise, le Conseil européen de Feira en juin 2000 a déterminé quatre domaines d'action prioritaires : la police, l'Etat de droit, l'administration civile, la protection civile.
[17] Nouvel objectif global civil à l'horizon 2010, Bruxelles, le 9 novembre 2007.
[18] « En mai 2004, les Etats membres se sont fixé un nouvel objectif global qui reflète les objectifs de la stratégie européenne de sécurité et met en particulier l'accent sur les aspects qualitatifs du développement des capacités. »
[19] « D'une capacité d'environ 1.500 hommes, renforcés par des éléments d'appui tactiques et de soutien logistique, rapidement déployables, ces groupements tactiques sont en mesure de mener des opérations d'une durée initiale de 30 jours, pouvant être prolongée jusqu'à 120 jours. »
[20] Pour plus de détails, voir Yves Boyer, The Battle Groups : Catalyst for a European Defence Policy, Briefing Paper, Parlement européen, octobre 2007.
[21] Sur ce sujet, voir par l’auteur « Europe européenne ou Europe atlantique : une question de ‘préférence’… », La Lettre Sentinel n°47, octobre 2007.
[22] Pour plus de détails voir « The EU-NATO syndrome: spotlight on transatlantic realities » par l’auteur, in Journal of Contemporary European Research, Volume 3 Issue 2, été 2007.
[23] NATO and EU relations simmer over soldiers, EU Observer, 24 septembre 2007.
[24] Audition de Hervé Morin, ministre de la défense, à la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, 4 juillet 2007.
[25] La coopération opérationnelle entre l’OTAN et l’Union européenne, rapport de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN (rapporteur : John Shimkus), 7 octobre 2007.
[26] Daniel Keohane, « Unblocking EU-NATO Co-operation », CER Bulletin Issue 48, Centre for European Reform, juin/juillet 2006. Keohane travaille actuellement à l’Institut des Etudes de sécurité de l’UE.
[27] Henri Bentégeat (président du Comité militaire de l’UE), « Ready for activation: The New EU Operations Centre », in Impetus, Issue 3, printemps/été 2007, page 8.
[28] Voir « Une politique extérieure au service des intérêts de l’Europe en matière énergétique », document élaboré par la Commission et le Haut représentant, présenté au Conseil européen de juin 2006 ; Audition de Javier Solana devant la Commission sur le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, Paris, 4 octobre 2007.
[29] Eurobaromètre n°67, publié en novembre 2007, page 167.
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