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L'Europe : chronique d’un déclin annoncé (démographie, immigration, intégration)

Népszabadság Online - 23 janvier, 2006
Note d’actualité
Hajnalka Vincze

C’est toujours un spectacle édifiant de voir les dirigeants européens - maîtres dans l’art du démenti, du camouflage et de la mise sous tapis des dossiers délicats - lorsqu’ils se retrouvent le dos au mur. Tel était le cas lors des émeutes en France, notamment face aux avertissements plutôt vigoureux traduisant les tensions internes des sociétés européennes.

Or cet avertissement n’était ni le dernier ni le plus vigoureux. Car bien évidemment, ce n’est pas en automne dernier qu’est apparu le casse-tête relatif aux indicateurs démographiques dégringolants et aux effets bienfaisants ou néfastes que leur apportera l’immigration en masse. Et l’on ne s’en débarrassera pas non plus aussi facilement que des carcasses de voitures. La question est posée et elle restera avec nous sous forme d’une pression interne et externe de plus en plus puissante, et avec des conséquences internes et externes de plus en plus marquantes.

L’impasse du politiquement correct

Le nœud gordien, qui se trouve au cœur du problème, est constitué de l’enchevêtrement de trois fils : les points d’interrogation et d’exclamation liés à la baisse du nombre des Européens ; à la méthode de son rehaussement par l’extérieur ;  et à la gestion d’une population ainsi constituée. Par conséquent, toute réponse digne de ce nom doit se penser en trois directions majeures. Politique démographique, politique d’immigration et politique d’intégration.

Au lieu de quoi nous n’avons droit, la plupart du temps, qu’à une politique de l’autruche dissimulée derrière le mot d’ordre du « politiquement correct ». Où même le fait de poser les questions est souvent taxé de xénophobie. Pourtant, en raison de son impact sur la souveraineté étatique, le triple processus évoqué ci-dessus représente, au-delà les tensions socio-économiques et la poussée des extrémismes, un défi géopolitique.

En plus, il manque les informations de base nécessaires à une quelconque action intelligente. Avec de longs siècles de guerres de religions et de déportations massives dans son placard, l’Europe préfère ne pas trop faire un inventaire suivi de ses habitants. Le bureau européen des statistiques ne possède pratiquement pas de données sur l’origine des immigrés, et en ce qui concerne le pourcentage des minorités musulmanes, les chiffres les plus divers sont en circulation au sujet de l’UE dans son ensemble et de ses Etats-membres en particulier. Il est vrai, évidemment, que dresser de tels catalogues peut avoir des connotations extrêmement délicates. Mais il est tout aussi vrai que la connaissance en soi ne détermine nullement telle ou telle option politique. Par contre, sans elle, les décideurs ne peuvent que tâtonner à l’aveuglette.

Par exemple, en s’attachant à des stéréotypes comme quoi l’immigration serait le remède aux problèmes démographiques d’une Europe à population déclinante et vieillissante. Ce qui est, sous cette forme, un travestissement assez grossier.  Comme Christopher Patten, ancien commissaire aux relations extérieures de l’UE avait expliqué dans son dernier livre : « Nous devons encourager l’immigration pour satisfaire certains besoins ciblés du marché du travail, mais nous ne devrions pas nous raconter des histoires, en disant que l’immigration résoudra nos problèmes démographiques. Le nombre d’immigrés susceptible d’améliorer de façon sensible le taux de dépendance des personnes âgées est si élevé qu’il serait simplement ingérable du point de vue politique, environnemental, social et économique ».

Le démographe Jean-Claude Chesnais auditionné devant l’Académie française a même renchéri en observant : seule l’importation en masse de bébés serait à même d’apporter un réel changement. D’après lui : « Le déficit se manifeste par le creusement de la base de la pyramide des âges ; c’est par le comblement de ce creux qu’il se répare. Il n’existe donc pas d’autres solutions que le relèvement de la natalité, sauf à supposer le recours massif à une importation de nouveau-nés et jeunes adoptés, qui ne tardera pas à être dénoncée, à juste titre, comme une nouvelle traite. »

Tendances

Les risques liés à la baisse de notre population européenne sont on ne peut plus clairs. Les habitants de l’Union à Vingt-cinq représentaient 1/8e du monde en 1960, mais ne représenteront que 1/20e en 2025. Avec son taux de natalité de 1,4 (c’est-à-dire une moyenne de 1,4 enfants pour chaque Européenne au lieu des 2,1 nécessaire au renouvellement des générations), l’UE se retrouve en queue de peloton. D’emblée, ce recul drastique des naissances donne une image plutôt négative en ce qui concerne notre ouverture vers l’avenir et notre dynamisme. Le « vieillissement » qui en résulte y ajoute une série de problèmes éminemment concrets. Et ceci, sous très peu.

Selon les estimations de la Commission bruxelloise, d’ici le milieu des années 2010, le nombre des personnes de plus de 65 ans augmentera de 22%, celui des plus de 80 ans de presque 50%. En 2050, un tiers des habitants de l’Europe seront âgés de plus de 60 ans. Bien que ce soit une formidable occasion pour remettre enfin à sa place le culte de la jeunesse qui envahit nos sociétés de consommation, et redécouvrir les atouts de l’âge, un vieillissement aussi soudain constitue néanmoins un défi énorme. Car il met sous une pression presque ingérable à la fois nos systèmes sociaux (avant tout ceux de la santé et des retraites) et nos capacités économiques.

Au surcroît, le véritable poids de ce déclin-vieillissement européen ne se révèle qu’en le comparant aux phénomènes qui ont lieu dans notre voisinage. En 1950, la population du territoire actuel de l’UE était de 350 millions, tandis que son arc musulman proche (Afrique du Nord et Asie de l’Ouest) comptait 163 millions. Soit 2,2 fois moins. Pendant le demi-siècle qui suivit, la population de l’Europe avait augmenté de 100 millions, tandis que celle de ses voisins de 220 millions. D’après les prévisions, de 2000 à 2050 l’Union d’aujourd’hui perdra 50 millions de personnes, cependant que son pourtour arabo-musulman enregistrera un gain de 700 millions. La population de celui-ci deviendra ainsi trois fois supérieure de celle de l’UE. La Ligue Arabe prévoit, en plus, que le nombre de ses quelques 15 millions de jeunes chômeurs d’aujourd’hui atteindra 50 millions déjà à l’horizon de 2015.

Sur cette toile de fond, il n’est pas particulièrement difficile de deviner qu’il s’agit de mouvements structurels puissants, face auxquels tout projet de forteresse européenne n’est que chimère.  Mais les tendances ne signifient pas forcément une fatalité. Car une action politique intelligente pourrait, dans une certaine mesure, les maîtriser. Pourvu que nous n’essayons pas, derrière nos slogans «  multiculturalistes », de coller le label « solution » à la capitulation.

Modèles

Le plus frappant au sujet des émeutes en France, c’était leur caractère paradoxal ; et au sujet des commentaires leur aveuglement, que ce soit par intention ou par ignorance. Primo, en raison des spectaculaires incendies de voiture, le grand public a commencé à lamenter sur un phénomène par ailleurs général en l’associant justement au pays lequel poursuit avec encore le plus de détermination le seul chemin viable. Secundo, ce n’est surtout pas le modèle français d’intégration qui fut remis en cause par les événements de l’automne dernier, mais les tentatives pour le diluer.

Au centre du modèle gaulois, connu sous l’étiquette « républicaine », on trouve le concept de la nation politique, et l’individu considéré et traité avant tout comme citoyen. L’appartenance ethnique, religieuse etc. est l’affaire privée de chacun, et en cette qualité, mérite le respect. Mais la responsabilité de l’Etat, c’est de protéger le citoyen face aux pressions venues de groupes divers, en d’autres mots garantir l’égalité des chances. Comme l’avait formulé Henri Lacordaire, le penseur catholique libéral du 19e siècle : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. »

Néanmoins, cette approche assimilatrice, avec son accent sur la mixité au lieu de la fragmentation, fut loin d’être mise en œuvre de façon cohérente et systématique. Que ce soit dans le domaine de l’aménagement urbain, de l’éducation ou de l’emploi, depuis les années 1970 l’élite française a progressivement laissé affaiblir la logique républicaine. Séduits par le chant de sirène du « multiculturalisme » et/ou dirigés vers la moindre résistance par opportunisme politique, ils ont laissé les immigrés se concentrer dans des enclaves urbaines.

Crédits photo: AFP

Or le saut quantitatif et le changement dans la provenance de l’immigration, loin de remettre en question la pertinence du modèle républicain, ont rendu sa mise en œuvre plus urgente que jamais. Dorénavant vitale. Comme en témoignent les enquêtes, la majorité des Français d’origine étrangère pensent (pour le moment encore) que le modèle d’intégration classique pêche non pas par excès, mais par insuffisance. Le grand Mufti de Marseille a lui-même remarqué : on a besoin de « cohabitation active, non pas seulement la juxtaposition de communautés fermées ».

Cerise sur le gâteau : la confirmation de la pertinence du modèle d’intégration à la française nous vient de cette Amérique tant idolâtrée comme « contre-modèle ». Qui plus est, de la plume de ce même Samuel P. Huntington dont la théorie sur le choc des civilisations est considérée comme l’antithèse de la vision française du monde. Or dans son dernier livre, il met en garde : à la différence des immigrés précédents, les Mexicains et d’autres latino-américains ne se sont pas assimilés dans ce qui constitue le courant principal de la culture américaine, mais avaient plutôt établi des enclaves politiques et linguistiques. A la suite de ce « défi hispanique » le pays pourrait très bien finir par se scinder en deux peuples, deux cultures, deux langues. Le pendant d’outre-atlantique des scénarios d’Eurabie est donc, dans une certaine mesure, Amexica.

Aussi ne devrait-on pas oublier l’opinion publique. Déjà en 2002, un rapport de l’Office International de la Migration avait noté que sur notre continent « le sentiment général est que la pression de l’immigration est devenu insupportable ». Pour éviter que nos sociétés n’implosent sous ce poids, il faut une seule chose, mais ceci de toute urgence : faire la politique.

D’abord pour freiner le déclin démographique. Force est de constater que les Français constituent dans ce domaine (aussi) une exception rafraîchissante.  Grâce à leur politique traditionnelle de soutien à la famille, ils affichent un taux de natalité de 1,94%, ce qui les place – en compagnie de l’Irlande catholique – à la tête de l’UE. Les Gauloises peuvent, en même temps, se prévaloir du taux d’emploi féminin le plus élevé, en nous offrant la preuve éclatante que les deux ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Si l’Etat le permettait, les familles auraient plus d’enfants. Car le désir d’avoir des rejetons, lui, n’a rien changé au cours des décennies : d’après les sondages, la moyenne européenne du nombre souhaité d’enfants reste constant au niveau des 2,1.

Deuxièmement, on aurait également besoin de plus de politique sur le plan de l’immigration. En partie sous forme de programmes ciblés de développement et de coopération avec les pays d’origine. Et en partie sur nos propres frontières, en maintenant le processus d’immigration à un niveau socialement, politiquement, économiquement« digérable ». La halte à l’immigration illégale et la régulation plus stricte et plus harmonisée de l’immigration légale ne sont qu’un côté de la médaille. En même temps, il serait indispensable que, dans le tourbillon d’une européanisation amorphe et du rouleau compresseur de la globalisation, les nations d’accueil préservent leurs propres identités. En d’autres termes : que nous ayons à quoi intégrer ceux qui viennent nous rejoindre.

Finalement, c’est justement sur le plan de cette intégration que nous avons absolument besoin d’une politique responsable. Certes, sur le court terme il est plus confortable – et plus rentable du point de vue électoral – de dire : que chacun reste avec ses semblables. Qu’ils construisent, derrière les sornettes « multiculturalistes », leurs communautés isolées les unes des autres. Mais pour autant, ce chemin mène à la fragmentation de la société, à l’apparition de communautés qui n’obéissent qu’à leurs propres lois. Avec le phénomène de l’Etat dans l’Etat, c’est l’indivisibilité de notre ordre constitutionnel qui est remise en cause, et avec la concurrence des loyautés, c’est la cohésion de notre société qui risque d’éclater.

Comme on a pu le constater au match de football à Los Angeles en 1998 entre le Mexique et les Etats-Unis, où les citoyens américains hispanophones ont sifflé massivement l’hymne national américain et insulté les joueurs. Ou encore au match France-Algérie en 2001 au Stade de France, où La Marseillaise et les Bleus ont été sifflés par le public avec une telle véhémence, qu’après la rencontre le joueur français (de couleur) Thierry Henry a observé non sans sarcasme que cela faisait du bien de gagner un match à l’extérieur.

Depuis lors, la France essaie de renouer avec sa propre logique. Elle a prohibé tout signe religieux ostentatoire dans les écoles avec la loi dite « sur le voile », et l’apprentissage de l’hymne national fut rendu obligatoire. Bien entendu, ce ne sont que des gestes, mais des gestes censés faciliter l’intégration sur base de citoyenneté, donc traduisant une approche d’une importance cruciale. Ce qui, pourvu qu’elle soit accompagnée des politiques correspondantes et d’une détermination sans faille, pourrait avoir une chance de maîtriser à long terme les défis qui attendent l'Europe. Dans le cas contraire, ce sont les propos de l’excellent historien britannique, Arnold J. Toynbee, qui vont se confirmer : « Les civilisations ne sont pas assassinées, elles se suicident. »


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islam, france


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