Note d’actualité
L’Europe d’aujourd’hui se caractérise par un flou stratégique et identitaire : elle est sans contours géographiques et politiques. Ses frontières géographiques restent toujours imprécises aussi bien vers l’Est et le Sud, que dans la direction de l’Ouest. La souveraineté européenne se retrouve, elle, dans une sorte de zone grise : les Etats-membres abdiquent des pans entiers de leur souveraineté nationale sans qu’il y ait au niveau européen une entité politique prête et capable de défendre la capacité de décision et d’action autonome des Européens.
Le déséquilibre entre l’économique et le politique mène inexorablement à un alignement par le bas des ambitions. Etant donné qu’il n’y a pas de priorités et de préférences stratégiques communautaires qui puissent faire contrepoids à la pure logique du marché intérieur, ceux qui se donneraient des objectifs plus exigeants (en matière sociale, culturelle, environnementale, ou sécuritaire) se verraient pénalisés dans la course à la croissance par rapport au reste des Etats-membres.
Tout ceci favorise une dynamique d’avant-garde, à savoir le regroupement des pays les plus ambitieux afin de constituer une masse critique pour assumer les préférences et priorités politico-stratégiques. Il convient de noter que l’avant-garde n’est pas une fin en soi, mais une conséquence et un instrument. D’une part, elle découle de l’état actuel (à la fois déplorable et dangereux) de cette Union floue, sans perspective politique autonome. De l’autre, elle sert de levier pour essayer d’entraîner, avec le temps, les autres pays membres sur cette voie plus exigeante en terme de défense de la souveraineté, des valeurs et des intérêts spécifiquement européens.
La création d’une avant-garde n’a de sens que si elle adopte simultanément deux approches distinctes. L’intransigeance absolue au niveau de la substance (le contenu du projet stratégique) doit s’accompagner de précautions particulières quant à la forme (les modalités de la mise en œuvre). Autrement dit, même si on peut espérer l’adhésion éventuelle de tous, à terme, au projet, le lancement de l’avant-garde ne s’inscrit pas dans une logique d’Europe à plusieurs vitesses. Au moment de la mise en route, il s’agit fondamentalement de l’expression de volontés politiques différenciées. Il faut donc procéder avec la plus grande fermeté en ce qui concerne le contenu stratégique de l’initiative. Sous peine de se retrouver, à force de concessions successives pour obtenir l’accord des uns et des autres, à la case départ des Vingt-cinq.
Dans le même temps, il convient de faire preuve d’une vigilance constante au niveau de la forme. Il faut donc procéder avec le plus grand soin pour prendre en compte le projet européen dans son ensemble, les préoccupations des citoyens, et les sensibilités de ceux qui restent dehors. Pour ce qui est du projet européen, la symbolique revêt une importance capitale : la poursuite du projet initial des Pères Fondateurs et le « cœur » franco-allemand sont un facteur de légitimation non négligeable.
Afin de s’assurer du soutien populaire, il faut, d’une part, mettre en avant les préoccupations des citoyens (lesquels souhaitent un modèle européen d’économie de marché tempérée par la solidarité sociale et intergénérationnelle/environnementale, comme révélé par TNS-Sofres au printemps 2005 ; de même qu’une Europe indépendante des Etats-Unis tel que cela fut formulé par 82% des personnes interrogées d’après le dernier Eurobaromètre). D’autre part, il convient de produire des résultats tangibles au plus vite possible, que ce soit dans le domaine des infrastructures, de la triade croissance-emploi-écologie, ou de nouveaux projets stratégiques à l’instar d’Ariane et d’Airbus.
Finalement, pour réduire les hostilités à l’encontre du groupe restreint, une distinction s’impose entre ceux qui restent dehors par choix (volonté politique différente/défaillante) ou par nécessité (performances socio-économiques insuffisantes). Dans le dernier cas, il est crucial de souligner le caractère temporaire de leur mise à l’écart. Il convient donc de mettre en place des mécanismes de solidarité facilitant le rattrapage, et des arrangements institutionnels inclusifs (permettant la socialisation des futurs adhérents, mais sans porter préjudice à l’autonomie et à l’intégrité des structures décisionnelles et exécutives de l’avant-garde).
En somme, la mise en œuvre réussie du projet d’avant-garde ne s’effectuerait que si l’on ne transige pas sur l’ambition politique, en assumant même un acte de rupture si cela s’avère inéluctable. Mais tout en insistant sur les liens avec le projet initial des Pères fondateurs, avec les attentes des citoyens, et sur la solidarité envers ceux qui – pour des raisons objectives et temporaires – restent en dehors du cercle plus ambitieux. Car le concept d’avant-garde n’est pas quelque chose d’intrinsèquement positif qui mènerait tout droit à plus d’Europe, plus de puissance, plus de prospérité. L’issue dépend de deux choses : au service de quelle vision stratégique et selon quelles modalités la conceptualisation et la mise en œuvre auront-elles lieu.
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