Note d’actualité
"L’Europe intégrée où il n’y aurait pas de politique, se mettrait alors à dépendre de quelqu’un du dehors qui, lui, en aurait une." (Charles de Gaulle, 1961). Il y a une seule question qui vaille dans l’état actuel de l’Union européenne. C’est de savoir si cette crise est enfin « la » crise. La réponse dépend uniquement de la volonté politique des dirigeants des Etats membres, au premier chef desquels la France et l’Allemagne.
La souffrance est le résultat non pas du, mais des élargissements. Les chefs d’Etat et de gouvernement des Six, en 1969 à la Haye, avaient beau dire ne pas marquer leur accord pour l’ouverture des négociations d’adhésion que « pour autant que les Etats candidats acceptent les traités et leurs finalité politiques ». Or, il est plus qu’évident que déjà au tout premier élargissement certains des nouveaux Etats membres ne manifestaient guère d'intérêt pour la dimension politique de la construction européenne. Mais le véritable problème est le résultat de la négligence des aspects organisationnels par les Quinze. Il ne s’agit pas des bricolages institutionnels, mais de la gestion structurelle de la diversité, pour ne pas dire antagonisme, des visions politiques.
Néanmoins la différenciation gagne du terrain à l’intérieur de l’Union européenne. Car la gestion du nombre et de l’hétérogénéité croissants des Etats membres de l’UE rend inéluctable l’organisation de la soi-disant géométrie variable. En effet, le regroupement en différents cercles est l’unique solution pour consolider nos acquis et poursuivre le processus d’intégration. Ceci pour des raisons à la fois techniques (les réunions du Conseil à 25, autour d’une table longue comme le quart d’un terrain de foot, rappellent « les conférences de paix soviétiques » comme l’a remarqué l’observateur britannique Timothy Garton Ash) et surtout politiques (les divergences des ambitions des Etats membres quant au contenu et aux finalités du projet européen).
En effet, un document précieux fut soumis à la Commission, au printemps 2004, par un groupe de personnalités présidé par Dominique Strauss-Kahn, travaillant sur la demande de Romano Prodi pour élaborer « un projet durable » pour l’Europe. Le titre en dit déjà long : « Construire l’Europe politique ». Le message est, lui aussi, très clair : la cause de nos misères d’aujourd’hui se trouve dans le fait que rien ne défend et ne représente politiquement notre modèle économique, social, culturel européen. Leur conclusion est tout aussi limpide : « Certains Etats membres ne pourront pas satisfaire avant longtemps aux sacrifices de souveraineté qu’entraîne la construction de l’Union politique. D’autres ne le souhaiteront pas. Dès lors l’existence d’un ensemble plus intégré peut difficilement être écarté. Il faut inscrire le territoire de l’Union dans des ensembles concentriques : un ensemble plus intégré politiquement, ouvert à tous ; un ensemble proche de l’Union européenne actuelle, ayant vocation à s’élargir ; un ensemble affilié plus large réunissant les pays pouvant avoir vocation à l’adhésion autour d’une solidarité économique, financière et sociale. » Sur le long terme, tous les scénarios mènent à la mise en place de cette avant-garde.
A ce propos, il était particulièrement amusant de voir l’attitude de Jacques Delors et de Valéry Giscard d’Estaing au sujet du traité dit « constitutionnel ». Les deux se sont clairement prononcés en faveur de la ratification du traité. Or, on peut facilement deviner que ce n’est que parce qu’ils savent pertinemment que celui-ci ne signifie strictement rien. Sans entrer dans les multiples détails qui relativisent l’importance du texte, on s’en tiendra à l’essentiel. Delors et Giscard ont, par le passé, maintes fois affirmé que les ambitions réalistes de l’Europe élargie se situent quelque part vers l’Acte unique adopté au milieu des années 1980. C’est-à-dire quatre traités avant ce dernier. Et ils ont raison. Pour ce qui est de la mise en place d’une avant-garde capable de poursuivre les finalités de la vision des Pères fondateurs et d’établir les conditions de l’action politique, la question n’est pas de savoir « si » mais « quand ».
L’état actuel de l’Union ne fait qu’y ajouter l’argument de l’urgence. Notamment à cause du rapport de l’opinion public à l’Union européenne : le soi-disant déficit démocratique qui n’est rien d’autre qu’un déficit politique. Qui pourrait sérieusement imaginer un instant qu’une Europe trahissant ses finalités originelles, prête à abandonner son propre modèle, renonçant à son autonomie stratégique puisse jamais mobiliser les citoyens ? La seule réponse réside dans le lancement d'une avant-garde : un noyau dur défendant tous les aspects clés de la souveraineté européenne et capable d’entraîner, à terme, le reste des Etats-membres sur ce chemin.
L’approche française est révélatrice à cet égard. Au fond de la politique européenne de la France, on trouve la séparation « en deux projets » envisagée par Giscard et par Delors. C’est la seule manière de résoudre la contradiction qui paralyse Paris depuis longtemps (bien avant ce dernier élargissement à 25). Notamment le fait que d’une part le degré d’intégration actuel est insuffisant pour mettre en œuvre la vision d’Europe-puissance (la transformation de l’Europe en un acteur international autonome, à part entière) ; tandis que tout approfondissement de l’intégration au niveau du pan-Union (à 15, à 25 ou plus) entraînerait automatiquement la mise en minorité de cette même vision d’Europe-puissance.
La seule solution est de séparer le « vouloir vivre ensemble » et le « vouloir agir ensemble ». En d’autres termes : la distinction, sur la base de la volonté politique des participants, des éléments passifs et actifs de la relation au monde extérieur. L’Europe-espace est en soi – en tant que « laboratoire de la gestion des interdépendances » pour reprendre la définition de Delors – un modèle pour d’autres intégrations régionales. Néanmoins, pour que des rapports de force plus équilibrés se mettent en place au niveau global – la condition sine qua non d’un véritable multilatéralisme – il faut que l’Europe-puissance apparaisse et joue un rôle actif.
Or, il est évident que l’Union d’aujourd’hui va contre-courant : on s’applique à forcer des approfondissements au niveau de la grande Europe. Dans ces circonstances, il faut maximiser les opportunités dans ce cadre et surtout promouvoir des projets concrets sur base de flexibilité. Et ne pas insister sur un quelconque approfondissement à 25, 30, 40 lequel conduirait à une érosion de la souveraineté (transfert de celle des Etats membres vers un collectif européen qui n’est ni disposé ni capable de la défendre). En sachant pertinemment que sous la pression des événements la séparation des deux projets Europe-puissance et Europe-espace deviendra, tôt ou tard, inévitable. Comme l’avait remarqué l’inventeur du projet européen, Jean Monnet : « Il n’y a pas d’idées prématurées, il y a des moments opportuns qu’il faut savoir attendre. »
L’article est une compilation basée sur plusieurs papiers de l’auteur:
http://hajnalka-vincze.com/Publications/21
http://hajnalka-vincze.com/Publications/26
http://hajnalka-vincze.com/Publications/27
http://hajnalka-vincze.com/Publications/94
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