Note d’actualité
Lâche, impuissant, mollasson, tigre en papier. Voici quelques-uns des adjectifs employés outre-Atlantique pour décrire l’attitude européenne en matière de sécurité. A la limite c’est même compréhensible, si l’on regarde à partir de la spirale auto-alimentée du budget militaire américain (lequel s’élève à près de la moitié des dépenses militaires du monde entier) ou depuis les innombrables gadgets spatiaux dont le degré de fiabilité sur le plan du renseignement est de notoriété publique depuis le conflit en Irak. Mais vu les pieds sur terre, le tableau change quelque peu.
En quoi est-ce européen ?
Car si l’on cherche des solutions viables à long terme – à la différence de celles, certes spectaculaires, mais qui reviennent frapper comme un boomerang – les priorités apparaissent dans un tout autre ordre. Et sur ce plan notre vieux continent a dans sa manche quelques cartes précieuses, liées à l’approche spécifique qu’il manifeste dans le domaine de la sécurité. Son attitude résulte en partie de sa situation géographique et en partie des enseignements de son histoire, mais c’est aussi l’expérience d’un demi-siècle de construction européenne qui a contribué à la finaliser sous sa forme d’aujourd’hui.
Primo : l’Europe n'est pas entourée d'océans qui l'isoleraient de ses voisins, elle se trouve sur le même continent ou en contiguïté directe avec presque toutes les zones de crise potentielles. Par conséquent, il lui est évident, ceci depuis longtemps, que sa sécurité ne peut être garantie qu’au moyen de la coopération et du dialogue avec son voisinage. Et sûrement pas avec la méthode américaine du pompier pyromane qui y va, frappe fort, tout en sachant que si cela commence à chauffer, il peut toujours se retirer.
Secundo : le passé collectif des Européens est une expérience qui incite à la prudence. Les combats fratricides pluriséculaires et les aléas de la fortune de la guerre nous avaient rendus plutôt sceptiques vis-à-vis les convictions inébranlables et les visions du type « lutte entre le Bien et le Mal ». Finalement, les traumatismes du 20ème siècle ont poussé l’Europe à initier un nouveau modèle, censé être avant tout durable, en vue d’empêcher son auto-destruction totale. Le fondement théorique de ce modèle, c’est-à-dire de l’Union européenne, est ce que l’on peut appeler « l’égoïsme intelligent ». En d’autres termes, il s’agit de la prise de conscience que l’assurance-vie la plus fiable vient de la solidarité avec nos semblables.
Pour objecter, on évoque souvent la division des Européens (de laquelle division la guerre en Irak aurait fourni une éclatante démonstration). C’est de la poudre aux yeux. L’approche des pays européens est convergente sur la plupart des dossiers internationaux – à l’exception de la problématique des rapports avec les Etats-Unis et, en corollaire, toutes les occasions où Washington menace de remettre en cause « l’alliance et l’amitié » en cas de non-alignement sur ses positions. La relation transatlantique apparaît donc comme une sorte de trou noir dans la politique extérieure de l’UE : non seulement elle fait figure d’exception au milieu d’une vision européenne grosso modo cohérente, mais elle risque également d’engloutir, sur tel ou tel dossier brûlant, la possibilité même d’une action commune européenne.
Qu’entend-on par sécurité ?
L’activité extérieure de l’Union est souvent qualifiée par les spécialistes de « politique étrangère structurelle ». C’est pour souligner qu’au lieu de rester au niveau des symptômes, elle s’efforce de traiter les racines, ou encore « les causes des incendies ». Or l’une de ces « fautes systémiques » majeures se trouve dans le fossé grandissant entre les pays développés et ceux en voie de développement. Ce n’est pas un hasard si les dirigeants européens répètent à tout bout de champ : il n’y a pas de sécurité sans le développement. Les sommes consacrées à faciliter le rattrapage des pays qui risquent de décrocher sont des investissements en faveur de notre propre sécurité. Au même titre que nos dépenses militaires.
Au cours des dernières décennies, l’Europe a mis au point une stratégie globale de prévention de conflits. Elle dispose pour cela d’une panoplie d’instruments extrêmement diversifiés qui vont de l’aide au développement et des accords commerciaux à la politique des sanctions et à l’assistance humanitaire, en passant par le renforcement des coopérations multilatérales. Mais jusqu’en 1999, la composante militaire – le point d’appui essentiel pour crédibiliser tout l’édifice – faisait cruellement défaut dans l’arsenal au niveau de l’Union européenne. Depuis lors, c’est en étoffant la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) que l’on essaie de changer la donne. Mais l’essentiel est de voir selon quelles modalités sera-t-elle mise en oeuvre.
En effet, le risque est grand de voir continuer l’imitation déraisonnable des pratiques américaines, au lieu de concevoir et mettre en place des doctrines et des capacités adaptées aux approches européennes. La pression est indéniablement énorme dans ce sens. Ce qui est d’autant plus absurde que les mésaventures de Washington en Afghanistan et en Irak ont, plus que jamais, mis en évidence les limites d’une stratégie basée sur la « supériorité écrasante » et les seules bravoures technologiques. Simultanément, elles ont confirmé l’accent mis par les Européens sur les solutions d’ensemble, à long terme, et l’importance accordée par eux aux peu glorieuses missions de stabilisation.
Pour que l’emploi de la force puisse échapper au piège des victoires à la Pyrrhus, une conception nouvelle doit obtenir droit de cité. Elle fut brillamment résumée par un document rédigé par une douzaine d'experts et intitulé Doctrine de sécurité humaine pour l’Europe. Les auteurs partent du constat évident mais souvent négligé que le « comment » de la réponse à un défi est tout aussi important que le fait même d’y répondre. Une action inappropriée – à savoir pas suffisamment légitimée, non proportionnée à la menace, et qui donnerait la priorité à la sécurité de ses propres soldats aux détriments des civils de l’autre côté – risque en effet de générer, à terme, plus de problèmes qu’elle n’avait été censée résoudre.
Pourquoi serait-ce un modèle ?
Dans ses discours et manifestations extérieurs, l’Europe ne cesse de se référer à sa propre expérience. A juste titre. Effectivement, la construction européenne est une tentative réussie de l’organisation des relations internationales sur une base coopérative et en excluant l’idée même de la violence entre les participants. Pour reprendre les mots de Jacques Delors, ancien président de la Commission de Bruxelles, notre Europe peut être considérée comme le « laboratoire de la gestion des interdépendances ».
De par son existence même, l’Union a un effet inspirateur. D’une part parce qu’elle sert de référence aux divers groupements régionaux (en Asie, en Afrique ou en Amérique latine). De l’autre, en raison du fait que Jeremy Rifkin, un grand spécialiste américain des tendances globales, a formulé de la manière suivante : « Il y a plus de deux cents ans, c’était les jeunes Etats-Unis qui avaient attiré l’attention du monde entier avec leur rêve sur la démocratie et sur le droit inaliénable à la poursuite du bonheur. Aujourd’hui l’attention du monde tourne plutôt vers le rêve européen, lequel met l’accent sur les droits de l’homme, la qualité de la vie, le développement durable et la cohabitation pacifique ».
En même temps, il faut être très conscient que le modèle que nous avons développé n’est pas la manifestation naturelle de la nature de l’homme ou de celle de la politique. Même pour nous et même après nos traumatismes exceptionnels, il avait fallu des décennies de travail incessant et laborieux pour atteindre sa forme actuelle, toujours fort imparfaite. Afin donc d’entraîner le monde extérieur, régi par la pure logique de puissance, dans une direction plus conforme aux leçons de nos expériences si chèrement payées, notre valeur d’exemple est en soi bien insuffisante. Nous ne pouvons pas faire l’économie d’un engagement beaucoup plus actif.
La ligne directrice consensuelle consiste en notre « manie » européenne, si souvent tournée en dérision, à mettre en place et renforcer les cadres institutionnels du multilatéralisme. Car la stabilité à long terme n’est imaginable que par le biais de la coopération institutionnalisée et de l’établissement d’un corpus de règles communes, applicables à tous, sans exception. Mais compte tenu de l’état actuel de l’hégémonie américaine, même en rêver serait une naïveté. Dans la grille de lecture washingtonienne, les institutions internationales ne sont, au mieux, qu’une feuille de figue – et si jamais elles osent aller au-delà du simple enregistrement des volontés américaines, elles doivent être ignorées et taxées d’« irrelevance ».
Un véritable multilatéralisme n’aurait de chances que dans un système international où les rapports de force sont beaucoup plus équilibrés. Pour cela, l’Europe devrait enfin devenir un acteur à part entière, avec un profil politique et des considérations stratégiques autonomes. Elle devrait pouvoir insérer chacune de ses actions extérieures dans sa propre logique, dérivée de sa propre expérience. En gardant à l’esprit les mots de son « inventeur », Jean Monnet : « La Communauté elle-même n'est qu'une étape vers les formes d'organisation du monde de demain ».
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