Note d’actualité
Ce n’est pas les Etats-Unis qui se comportent de façon inexplicable, mais nous les Européens. Washington agit de manière tout à fait prévisible, en fonction de sa position. Cela ne le rend pas moins dangeureux ni pour soi-même, ni pour autrui, de même que ne réduit pas le décalage énorme entre ses intentions affichées et ses aspirations véritables. Mais au fond, son comportement est éminemment logique.
Il se trouve dans une situation dominante sans précédent et cherche à en tirer tous les avantages pour la préserver le plus longtemps possible. Rien de plus compréhensible. L’un des instruments favoris de la puissance américaine est ce qu’ils appellent par euphémisme « diplomatie publique » (en d’autres termes : la propagande). C’est un corollaire naturel de toute puissance, mais dans le cas des Etats-Unis 1. elle est devenue une véritable industrie au point que c’est l’un des facteurs majeurs soutenant leur position hégémonique 2. elle connaît un flagrant échec, comme en témoigne la popularité en chute libre de l’Amérique aux quatre coins du monde. Un document officiel du Pentagone, publié en novembre dernier et intitulé « Communication stratégique » détaille ce fiasco tout en ne proposant que de perfectionner la même méthode. L’originalité du texte est qu’il contient une série de démentis des formules de propagande employées par les rédacteurs de la Maison Blanche et leurs acolytes dans le monde entier. Bien entendu, ces arguments sont tout sauf nouveaux, mais cette fois-ci ils viennent du « Defense Science Board » du Département de la Défense, ce qui les rend tout de même intéressants. Déjà en réfutant les thèses sur la lutte entre les grandes valeurs américaines et les forces obscures : « les musulmans ne détestent pas notre liberté, ils détestent nos politiques ». Le rapport remarque également que Washington « a adopté une réponse de type Guerre froide » à « une situation stratégique très différente » et qu’il « cache sous la rubrique officielle de la ‘guerre contre le terrorisme’ son agenda visant à convertir un mouvement vaste dans la civilisation islamique pour accepter les structures de valeur de la Modernité occidentale ». Les auteurs constatent que « la perception du soutien des tyrannies dans le monde musulman par les Etats-Unis décrédibilise fortement notre message quand la diplomatie américaine parle d'apporter la démocratie aux sociétés islamiques », ceci « étant vu comme une hypocrisie autosuffisante ». En ce qui concerne l’objectif essentiel qui consiste à « séparer la grande majorité de musulmans non-violents des Islamistes-djihadistes radicaux et militants », le rapport constate que « les efforts américains ont non seulement échoué : ils ont pu également avoir réalisé l'opposé de ce qu'ils avaient prévu ». Quelle surprise. Néanmoins, le rapport retrouve l’esprit conformiste qui caractérise l’establishment américain (et pas qu’américain) dès qu’il s’agit de proposer des solutions. A savoir: il faut faire la même chose, mais mieux. On y reconnaît tous les éléments fétiches de la politique-marketing américain: approche innovatrice, plus de coordination, attitude plus pro-active, traitement sur mesure des « cibles mobiles » (les musulmans les plus susceptibles d’être influencés), rôle accru pour le secteur privé, mobilisation plus forte des célébrités, des programmes télé et des technologies d’Internet. En un mot il faut encore une fois revitaliser la machine de propagande. De la part d’un rapport du Pentagone, nous ne pouvions pas attendre à autre chose, à vrai dire c’est même déjà beaucoup (et reflète bien le désarroi profond qui règne dans les arcanes du pouvoir washingtonien). Ils ont poussé au maximum les limites de leur marge de manoeuvre basée sur leurs propres intérêts et leur propre logique. Une critique et une alternative réelle ne peut, en effet, venir que de l’extérieur. C’est surtout nos élites (politiques et intellectuelles) européennes qui ne font pas leur travail. Ils se complaisent à critiquer les symptômes et la surface, faute d’avoir le courage d’affronter les causes réelles. Quel meilleur exemple que le chorus ABBA (Anybody But Bush Again) qui hurlait à tue-tête partout dans le monde avant les élections américaines. En prétendant que les problèmes structurels ne sont que conjoncturels et en ne concevant que des améliorations d’image tactiques au lieu d’une vision stratégique. Car affronter la réalité, c’est d’abord affronter notre propre irresponsablilité. Laquelle n’est en rien moindre que celle des Etats-Unis, au contraire: puisque la nôtre est, de surcroît, inexplicable. Elle va même à l’encontre de toute logique. D’une part, la construction de l’Europe politique (acteur stratégique autonome) servirait comme un facteur d’équilibre dans le système international actuel caractérisé par la prédominance américaine. Dont le publiciste britannique Timothy Garton Ash a remarqué que même un archange serait tenté d’en abuser. Et c’est cette même Europe politique dont l’absence criante est à l’origine de la plupart de nos misères internes d’aujourd’hui. En assumant notre souveraineté, nous nous guéririons : qu’il s’agisse de revigorer notre modèle social et économique, de résoudre les problèmes de légitimité démocratique ou de stabiliser notre voisinage. En réalité, ni M. Bush, ni l’Amérique ne sont pas le « grand méchant ». La faute est avant tout au système international déséquilibré, hautement malsain. Pour y remédier, l’Europe devrait se transformer en une puissance géopolitique autonome à part entière – perspective qui non seulement divise les élites et les gouvernements européens, mais carrément terrifie une grande partie d’entre eux. George W. Bush et son équipe sont comme un leurre grotesque : tant que nous nous complaisons à nous lamenter sur leurs prestations, nous n’avons pas à nous interroger sur notre propre couardise intellectuelle et politique.
Texte complet en hongrois.