Note d’actualité
D’après Madelaine Albright, ex-Secrétaire d’Etat américain: « Pour comprendre l’Union européenne on doit être un génie – ou français ». En effet, la France constitue la clef-de-voûte de tout le projet européen. Un état de fait que, paradoxalement, les débats houleux autour du traité dit constitutionnel ne font que renforcer.
La France n’a pas « seulement » donné l’inventeur (Jean Monnet), et le déclencheur (Robert Schuman) de la construction européenne, ou encore un président désormais quasi légendaire de la Commission de Bruxelles (Jacques Delors). Et ce n’est pas non plus seulement en tant que l’une des deux moitiés du « moteur » franco-allemand qu’elle constitue un rouage indispensable. Mais plutôt en sa qualité de « gardien du temple », celui qui veille à la poursuite des finalités stratégiques.
Constat évident, et pourtant rarement évoqué : c’est uniquement grâce à la France que l’Europe a encore un rôle à jouer sur la scène internationale. Que l’Union ne s’est pas (encore) diluée jusqu’au point de devenir un club politiquement inconscient, stratégiquement soumis, militairement à la merci de puissances étrangères et donc économiquement facile à prendre en otage. C’est un schéma qui se répète depuis des décennies que de voir la France prendre les initiatives clés du point de vue de l’indépendance européenne, tandis que les autres, angoissés à l’idée même d’une telle audace, se contentent de se tordre les mains. Les Britanniques et/ou les Allemands ne s’y intéressent que si l’affaire leur paraît « juteuse » dans une optique strictement économique, par ailleurs bornée et de courte vue. Ou si un coup de pied reçu de Washington les ramène, temporairement, à la raison, en leur donnant une forte impulsion de départ. Comme c’était le cas pour la fusée Ariane, ou les avions Airbus, pour ne prendre que les exemples les plus connus.
Distorsions, déformations
Sans vouloir entrer dans les détails de ce que signifie être « le gardien du temple », il convient de noter qu’en plus de la problématique de l’autonomie stratégique, ce rôle implique un engagement ferme en faveur l’identité culturelle, la solidarité économique et sociale, et la responsabilité globale, parties intégrantes du modèle européen. Autrement dit, tout ce que l’Union devrait, en théorie, représenter et défendre. Si elle restait fidèle aux objectifs politiques et stratégiques des conceptions initiales, et si elle décidait de résister aux forces (internes et externes) qui souhaiteraient la réduire en une simple zone de libre-échange. Face auxquelles forces la France apparaît de plus en plus comme ce « petit village gaulois » des bandes dessinées Astérix : solitaire, certes, mais pas moins irréductible.
Compte tenu des mésinterprétations qui ont vu le jour en amont du référendum du 29 mai, il vaut mieux clarifier quelques évidences. En France, l’immense majorité de ceux qui s’opposent au traité veulent exactement la même chose que ceux qui se prononcent en faveur de celui-ci. A savoir : une Union plus européenne. Les objectifs réclamés par les porte-drapeaux du camp du « non » correspondent point par point aux ambitions du camp du « oui », et, par ailleurs, aux orientations encouragées au niveau européen par les gouvernements français successifs, quelles que soient leur composition et couleur politiques.
Dans ce cas, de quoi parle-t-on dans ce débat, mobilisant l’ensemble du pays ? Eh bien, pour étrange que cela puisse paraître aux observateurs extérieurs peu habitués à des campagnes intelligentes portant sur les sujets de fond, c’est effectivement de l’Europe que les Français se débattent entre eux. Non pas sur la question de savoir quelle Europe souhaiter (comme on l’avait déjà noté, il n’y a pratiquement pas de désaccord en ce qui concerne les grandes lignes de cette problématique), mais sur la manière d’y arriver.
Dans un premier temps, ils avaient donc disséqué ce nouveau traité européen en des milliers de petits morceaux, aussi petits, en effet, que les phrases les plus controversées sont quasiment connus de tous, à force de les voir répétées à satiété lors de l’affrontement des commentaires que les deux camps leur attribue. Mais il est très tôt devenu clair que c’est une impasse. Car les partisans du « oui » admettent, aux aussi, que le texte est fort imparfait ; tandis que l’argumentaire des adeptes du « non » bute sur le fait que ce nouveau document ne signifie ni rupture, ni véritable changement de cap par rapport aux précédents.
Par conséquent, la campagne a fini par se focaliser moins sur le contenu du texte lui-même, que sur la question de savoir si c’est en adoptant ou en rejetant le nouveau traité que l’on se donne le plus de chance pour remettre sur les rails cette Union à la dérive. En d’autres termes, le plus de chance pour y infuser, enfin, une vision politique.
Deux exemples concrets des préoccupations françaises, très médiatisés durant la campagne, sont le déplacement vers l’Est des entreprises à la recherche d’une main d’œuvre bon marché (délocalisations) et la libéralisation des services (la fameuse directive Bolkestein). Si l’analyse de ces deux sujets dépasserait de loin les limites du présent article, l’anomalie fondamentale qui se trouve à leur origine met bien en évidence les racines du mécontentement des Français vis-à-vis de l’UE, telle qu’elle se présente aujourd’hui.
Pour cela, il faut bien voir que le terme « libéral » n’a pas exactement le même sens en France que chez nous en Hongrie. Lorsque les Français parlent de « néo » ou de « ultra » libéralisme (ou simplement de « libéralisme » sans qualificatif ajouté, mais avec un sous-entendu tout aussi péjoratif, et quasi unanime), ils se réfèrent aux domaines économique et social, et entendent par là l’absence de règles. Le vide, l’effacement du politique. Pour revenir à nos deux exemples concrets, ce n’est pas avec l’unification du marché commun que les Français ont des problèmes, mais avec le fait que celle-ci se fasse sans l’unification des règles du jeu. Au sujet des délocalisations et de la libéralisation des services, ils soulignent donc la nécessité d’une harmonisation préalable des politiques fiscales et des charges sociales. Sinon, l’UE s’alignerait vers le bas – sur celui qui promet le moins – au lieu tirer vers le haut le niveau de vie de tous ses citoyens.
Ce déséquilibre – i.e. l’absence d’un contrepoids politique aux dimensions économiques – se retrouve dans chaque aspect et dans tous les domaines de l’Union européenne. D’où sa formidable fragilité aujourd’hui. La monnaie commune n’a pas de pendant en matière d’harmonisation des politiques économiques, l’ouverture des frontières profite plus aux malfaiteurs qu’aux organes judiciaires et de police ; et sans une politique étrangère européenne l’Union n’est pas en mesure d’exercer une influence à la hauteur de son poids économique, ni même de se protéger elle-même convenablement (défendre nos bases industrielles et technologiques, notre modèle social et identité culturelle).
Et c’est essentiellement pour ces raisons, que les Français en ont vraiment, sérieusement ras le bol. Surtout qu’ils se trouvent piégés en quelque sorte. Sur les points critiques, l’Union ne pourrait devenir plus efficace qu’en rompant avec la règle de l’unanimité, mais la prise de décision à majorité qualifiée signifierait automatiquement, dans l’état actuel des rapports de force, la victoire de l’Europe-supermarché et la fin de la vision française – politique et stratégique – de l’Europe.
Oui ou non ? Et après ?
Ce n’est pas un hasard si le courant alter-européen est en train de se renforcer. Et reléguer au second plan, durant cette campagne, l’idéologie dite souverainiste, laquelle fut déterminante à l’époque du référendum sur le traité de Maastricht. Les partisans d’une « autre Europe » souhaitent mettre en œuvre leur vision d’une Europe meilleure (la même, du reste, que celle des partisans du « oui ») non pas dans les conditions actuelles, mais à la suite d’une « refondation » résultant d’une rupture.
Il est vrai que, par tempérament, les Français sont plus tentés par les révolutions que par les réformes. La promesse d’une « crise salutaire », évoquée par les opposants du traité, sonne particulièrement séduisante à leurs oreilles. Le camp du « oui » (y compris des personnages éminents tels que le pré-cité Jacques Delors) essaient, en revanche, de les convaincre qu’il ne s’agit là que du « chant des sirènes ».
Quoi qu’il en soit, l’idée d’organiser un référendum sur le sujet faisait l’unanimité entre les partis déjà avant l’annonce par le président de la République le 14 juillet dernier. Même Jacques Delors, qui a pourtant comparé les risques à la « roulette russe », a déclaré que « mais quand même » il faut soumettre la question au vote du peuple. Comme il disait : « Il n’est pas possible de faire autrement... Et si l’on veut aussi accroître la connaissance de l’Europe, il faut prendre ces risques. »
A cet égard, la campagne qui se poursuit depuis septembre dernier est, pour la France, un atout incontestable. Les débats télévisés sur l’Europe sont diffusés en prime-time, les petits ouvrages expliquant l’Europe et son nouveau traité sont en tête des listes de vente, le journal télévisé du soir présente chaque jour un paragraphe du texte assorti des commentaires pour et contre, et même dans les émissions de divertissement le sujet est omniprésent.
Ce qui implique essentiellement deux choses. D’une part, en exagérant un peu (à peine), on peut dire qu’aujourd’hui la plupart des Français sont plus au fait des grands dossiers européens que la majorité des « spécialistes » autoproclamés dans d’autres pays. Dans le même temps, en ayant débattu en long et en large de tout ce qui se rapporte à l’Union, les Français sont très conscients de ce qu’ils veulent et de ce qu’ils ne veulent pas au niveau européen. Ce qui crée – une fois apaisées les passions autour du référendum – une base particulièrement solide pour la politique européenne de Paris (dont la ligne directrice reste, de toute façon, constante quoi qu’il arrive).
Il importe, bien sûr, de voir si la France aura, pour cela, des partenaires. Et c’est pour cette raison que l’existence ou l’inexistence du soi-disant « plan B » est au centre de la campagne. A cet égard, on se contentera ici de quelques remarques finales. Primo, si les Français votent « non », les dirigeants de l’Union trouveront, tôt ou tard, une solution. Les possibilités sont multiples et, si la volonté de trouver une porte de sortie est là, les scénarios B, C, D et E abondent.
Secundo, de toute manière, la seule option viable pour l’Europe est le regroupement d’un noyau de pays déterminés pour servir d’avant-garde, ou force d’entraînement à l’ensemble de la construction. Et si les Français se débattent maintenant pour savoir si c’est le « oui » ou le « non » qui facilite davantage ce scénario, une chose est certaine : à terme tous les chemins mènent à cette même conclusion.
Finalement, la panique paneuropéenne que l’on constate aujourd’hui montre à merveille l’importance primordiale, laquelle n’a rien à voir avec des calculs arithmétiques, de la France et des Français en Europe. Pour reprendre les propos d’un diplomate britannique : « Si c’est la Grande-Bretagne qui rejette la Constitution, c’est un problème pour la Grande-Bretagne, en revanche, si c’est la France qui le fait, c’est un problème pour l’Europe ».
Bref, quel que soit le résultat du référendum et quelles que soient les tentatives de minimisation ou de dramatisation dont il fera l’objet, l’essentiel reste le même : la France est incontournable et les Français « comprennent » l’Union mieux que jamais.
Tags:
france, ue