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La montée du « Sud global »: sortir de nos ornières occidentales

Engagement n°140 Automne 2023 - 27 septembre, 2023
Etude et analyse

Au sommet de Vilnius de l’OTAN, le président américain Joe Biden se félicite de l’effet unificateur de la guerre en Ukraine, et pas seulement entre alliés : « Cela unifie le monde. C’est un sacré prix à payer, mais c’est en train d’unifier le monde ». On se demande dans quel monde il vit. S’il y a un domaine où les évolutions depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine confortent Moscou, c’est justement le découplage croissant entre l’Occident et « le reste », en phase avec les discours russes, et pas que, sur le sujet d’un monde multipolaire.  

Derrière le paravent ukrainien

Au premier anniversaire du déclenchement de la guerre, France Inter invita l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin qui s’était inscrit dans la mémoire collective des affaires internationales en tant que chef de la diplomatie française s’opposant à l’invasion américaine en Irak. Le présentateur Nicolas Demorand lui demande, avec des trémolos dans la voix : « Que nous a appris l’année qui vient de s’écouler ? La résistance exceptionnelle du peuple ukrainien ? L’incapacité russe à s’imposer alors que l’on disait de l’armée russe qu’elle était la deuxième du monde ? Est-ce le réveil européen ? Qu’est-ce qui vous a le plus frappé? ».  Après une fraction de seconde où il lève les yeux au ciel, le diplomate aguerri se ressaisit et répond : « C’est la difficulté à voir l’ensemble du panorama. Nous avons l’œil qui est aujourd’hui fixé sur le champ de bataille, en Europe, et nous avons tendance à oublier ce qui se passe dans le reste du monde et qui va peser lourd sur la suite de ce conflit, et surtout très lourd dans la recomposition du monde ».

Car le conflit en Ukraine a mis en exergue le fait que l’Occident n’est plus mécaniquement suivi par les autres. Comme le dit Villepin : « La Russie a bien avec elle une grande partie des peuples du monde. C’est plus qu’une simple neutralité dans la mesure où ce sentiment anti-occidental est très largement partagé ». De l’autre côté de l’océan Atlantique, Angela Stent, ancienne directrice du Centre d’études russes de l’université de Georgetown, insiste sur ce même point dans la réédition 2023 de son livre Putin’s World : « Le jour où la guerre éclate, le président Biden déclare que l’Occident fera de la Russie un État paria sur la scène internationale – mais finalement non, la guerre en Ukraine n’a pas fait de Poutine un paria aux yeux d’une grande partie du monde ». Mme Stent en veut pour preuve les résolutions de l’ONU condamnant, sans conséquence aucune, les agissements russes : elles furent adoptées, certes, mais les opposants et les abstentionnistes représentent, au total, plus de la moitié de la population mondiale.

Une vision alternative

Les votes successifs ont tous donné à peu près le même résultat et la même image : un « Occident collectif » face à un « Sud global ». Les pays de ce dernier peuvent avoir leurs propres réserves par rapport à l’attaque russe contre l’Ukraine, mais ils ne partagent pas la lecture occidentale ni sur les raisons profondes du conflit, ni sur les réponses à y apporter. En février dernier, l’atelier de réflexion European Council on Foreign Relations a fait paraître une analyse basée sur de multiples sondages sous le titre « Un Occident uni, isolé du reste ». Les auteurs y parlent d’un « large fossé » entre les pays occidentaux et les autres (dans le cas précis : la Chine, l’Inde et la Turquie) qu’il s’agisse de l’issue souhaitée de la guerre, de la perception de la Russie, mais aussi au sujet de la narrative « démocraties contre autocraties » et sur la question de savoir si le futur ordre mondial sera caractérisé par une nouvelle bipolarité (selon les Occidentaux) ou par une fragmentation entre de multiples pôles de pouvoir (selon les autres).

Ce n’est pas une coïncidence si, dans le même temps, les BRICS ne cessent de gagner en popularité. Ce groupe informel des cinq plus grandes économies « émergentes », Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, qui a tenu son premier sommet en 2009, peut désormais se prévaloir d’une file d’attente impressionnante de pays (dont la Turquie, l’Iran, l’Argentine, l’Arabie saoudite, l’Indonésie et l’Égypte) désireux de le rejoindre. Entre-temps, les pays participants se montrent de plus en plus ambitieux : Moscou met à la disposition de ses partenaires des BRICS des images satellites et les invite dans son programme de surveillance des débris spatiaux en orbite ; Pretoria, Pékin et Moscou organisent un exercice militaire conjoint pour marquer l’anniversaire du début de la guerre en Ukraine ; et les cinq capitales travaillent actuellement à l'élaboration de moyens afin de réduire davantage le poids du dollar dans leurs échanges.

L’Occident en décalage

Nous avons déjà entendu des appels à la multipolarité comme principe d’organisation géopolitique – dans les années 1990. Ce n’était pas alors un défi lancé contre l’Occident par des rivaux externes, bien au contraire. Il s’agissait alors d’une mise en garde, exprimée par certains experts ici ou là et, surtout, par la diplomatie française encore digne de ce nom, contre l’hubris occidental. Non, l’Histoire n’est pas finie, a-t-on dit, et le moment unipolaire des Etats-Unis, vainqueur de la guerre froide, ne saurait être que provisoire. L’Occident, et l'Europe dedans, serait bien avisé d’emprunter un chemin beaucoup plus mesuré et prudent. D’une part en consolidant les fondements de son autonomie stratégique, afin de réduire ses dépendances et vulnérabilités économiques. D’autre part, en refusant de se laisser emporter par l’orgueil : nous ferions mieux de ne pas chercher à façonner le reste du monde à notre image et selon nos goûts, à partir d’une position de force, en créant des ressentiments de tous ordres. Enfin, c’était l’idée. 

Un quart de siècle plus tard, les Occidentaux tentent désespérément de récupérer les atouts d’autonomie qu’ils ont sacrifiés sur l’autel de l’idéologie globaliste. Et à chaque fois qu’ils s’offusquent, fût-ce à juste titre, de telle ou telle transgression des règles du droit international, ils se voient renvoyer à la figure leurs propres choix faits au Kosovo, en Libye ou encore en Irak. Charles Kupchan, conseiller aux affaires européennes sous les présidents Clinton et Obama, observait il y a dix ans déjà que « l’équilibre global du pouvoir se déplace en faveur des nouveaux venus non occidentaux - et ceux-ci offrent des alternatives crédibles au modèle occidental de la modernité ». La guerre en Ukraine ne fait que mettre les points sur les i.

Manque d’empathie

Dans le reste du monde, la narrative proposée par l’Occident suscite un fort scepticisme. Le récit d’une lutte épique entre démocraties et autocraties ne rend pas bien compte de la multiplicité des expériences historiques, ni des réalités culturelles et géopolitiques. Sans parler du fait que ces jours-ci les démocraties occidentales révèlent de multiples failles : elles sont soit très en-deçà de certains de leurs principes proclamés (en termes de liberté d’expression et de pluralisme), soit en poussent d’autres à des paroxysmes outranciers (comme les athlètes mâles dans les compétitions féminines). En politique internationale, l’appel de l’Occident à la défense d’un « ordre international fondé sur des règles » apparaît pour beaucoup comme le comble de l'hypocrisie. Au mieux, il ravive le sentiment « deux poids, deux mesures », au pire il est vu comme un piètre exercice oratoire de l’Occident pour préserver sa position hégémonique.

La crise ukrainienne semble conforter cette double perception de plus en plus largement répandue. Les pays du « Sud global » apprécient moyennement que les différentes discussions internationales soient prises en otage : les Occidentaux font pression pour que le représentant russe ne soit pas invité à tel ou tel forum ou, s’il l’est malgré tout, ils protestent contre sa présence en se retirant collectivement, sans aucun respect pour le reste des participants ou le pays hôte. Cette situation est d’autant plus mal vécue par les autres, qu’ils considèrent le conflit en Ukraine comme essentiellement une affaire interne à l’Europe. Ils trouvent pour le moins étrange que l’on y consacre tant de temps, d’énergie et d’argent, alors que même pas une fraction de tout cela n’est dirigée vers d’autres dossiers, pourtant tout aussi importants.

La guerre en Ukraine montre clairement qu’une grande partie du monde est réceptive aux appels à faire reculer l’hégémonie occidentale. Plus le conflit s’enlise, plus ce sentiment se cristallise. L’historien Zachary Shore, professeur à l’Académie navale des États-Unis, est à l’origine du concept « d’empathie stratégique ». Il entend par là l’aptitude à appréhender une situation dans sa globalité, au-delà de nos repères familiers, à travers les yeux des autres acteurs aussi. Que l’on ne s’y trompe pas : cela ne signifie en rien d’épouser leur point de vue, celui-ci étant guidé par leurs propres intérêts à eux. Il s'agit simplement de nous aider à évaluer les conséquences globales et à long terme de nos décisions pour nous-mêmes. Afin de ne pas manquer la forêt qui se cache, en l’occurrence, derrière l’arbre de la guerre en Ukraine.

 

 


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