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La Suède et la Finlande à la porte de l’OTAN : leçons, pièges et faux-semblants

Engagement n°138 Printemps 2023 - 15 mars, 2023
Etude et analyse

L’effet boomerang que constitue, pour le président Poutine, l’adhésion prévue d’Helsinki et de Stockholm à l’Alliance atlantique est souvent décrit en ces termes : « Moscou a voulu la finlandisation de l’Ukraine, il aura l’otanisation de la Finlande et de la Suède ». Plutôt que de ressasser une énième fois les éléments déjà bien connus de l’équation – soit des évidences, soit d’importance secondaire – il est temps de se concentrer sur l’essentiel c’est-à-dire sur ce qui se trouve, pour rester dans l’univers nordique, au-dessous de la pointe de l’iceberg. Que nous révèle, nous enseigne et nous cache le processus d’adhésion des deux nouveaux candidats à l’Alliance ? Aucun suspense : sur chacun de ces points, le principal perdant est l’Europe de la défense.

Quelques enseignements au passage

Depuis presqu’une année, la multitude de rapports, d’auditions et d’annonces qui parsèment le processus comportent quelques détails autrement plus édifiants que ce genre d’exercice n’en recèle normalement. Parmi les atouts que les responsables otaniens énumèrent pour souligner que les deux pays nordiques seront des « contributeurs nets » à la sécurité des alliés on trouve, mine de rien, le grand nombre de chars, l’expérience dans la défense du territoire et… la conscription qui n’a jamais été suspendue en Finlande et fut rétablie en Suède en 2017. Bref, ce que l’on nous a présenté, depuis les années 1990, comme démodé, appartenant à « la guerre d’hier » est un atout aujourd’hui. Un bon rappel, s’il en fallait un, pour ne pas prendre toutes les déclarations du moment au pied de la lettre, à commencer par le discours convenu autour de l’adhésion de la Finlande et de la Suède.

L’obstruction turque qui – pour obtenir des concessions de la part d’Helsinki et de Stockholm, mais aussi de Washington – retarde le processus depuis des mois a un indéniable avantage. Elle met en évidence qu’aucun pays, même pas le plus proche partenaire de l’OTAN, n’a « le droit d’adhérer » à l’Alliance. Au contraire, ce sont les Etats membres qui ont, chacun individuellement, le droit d’autoriser ou pas l’adhésion de tel ou tel candidat, selon leurs propres calculs. Or ces jours-ci des voix enthousiastes s’élèvent pour prétendre que l’Ukraine aurait soi-disant « le droit » d’entrer. Ou de manière un peu plus fine, à l’instar d’un éminent membre de la Commission des affaires étrangères du Sénat américain, Jim Risch : « Tout pays qui remplit les conditions doit pouvoir adhérer à l’Alliance ». Ce que le parlementaire oublie de dire est que la première des conditions fixées par l’article 10 du Traité de l’Atlantique du Nord est justement l’approbation à l’unanimité. Or il y a fort à parier que les alliés ne considèreront pas tous l’entrée de Kiev comme un gage de sécurité.

Autre évidence mise en avant par la demande d’adhésion à l’Alliance par deux pays jusqu’ici neutres, membres de l’UE : la perception de l’incroyable légèreté de la clause de défense mutuelle définie dans l’article 42 paragraphe 7 de l’Union. Le fait qu’ils se précipitent vers ce qu’ils jugent être une garantie beaucoup plus solide, à savoir l’article 5 du traité de l’Alliance atlantique, est un désaveu clair pour cette disposition européenne, portée à bout de bras par Paris. Mais il y a pire. Le rapporteur de l’Assemblée nationale sur le sujet, Jean-Louis Bourlanges compare les deux en se référant aux experts du ministère des Armées et du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. En effet, ceux-ci auraient « souligné que l’article 5 est plus ferme que l’article 42.7 » puisqu’il comporte une allusion explicite à l’emploi de la force armée.[1]

Sauf qu’une telle interprétation est diamétralement opposée à la position traditionnelle de la diplomatie française. Jusqu’ici Paris a toujours mis l’accent sur l’inclusion implicite de la force armée dans l’expression « tous les moyens » et sur l’automacité de l’engagement prévu par l’article 42.7 (les Etats membres « doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir » à un Etat membre agressé). Ceci par opposition à la non-automacité, subtilement négociée par la partie américaine à l’époque, de l’engagement de l’article 5 : si un allié est attaqué, chacun des autres pays de l’Alliance « prendra telle action qu’il jugera nécessaire », certes « y compris l’emploi de la force armée ». Un tel revirement de la vision française, s’il se confirme, serait lourd de sens pour l’Europe de la défense.

Discours en trompe-l’œil

Ce jeu de miroirs déformants et de cache-cache se poursuit jusque dans les expressions utilisées, ou pas, pour parler de l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Alliance. Le député Bourlanges, président de la Commission des affaires étrangères, conteste jusqu’au terme « élargissement de l’OTAN ».[2] Celle-ci renvoie à la fausse image, selon lui, d’une Alliance qui voudrait s’élargir. Et ne rend pas bien compte du fait que ce sont les pays demandeurs de protection qui « prennent la décision de rejoindre l’organisation ». Il s’agit clairement d’une bataille des narratives – et d’une bataille des politiques aussi.

Lorsque l’on fait l’éloge du renforcement de la dimension nordique de l’OTAN, suite à ce qu’il convient toujours d’appeler le prochain élargissement, l’avantage stratégique le plus cité est l’apport d’une profondeur stratégique à la défense de la Baltique. Mais derrière se profile un enjeu plus vaste : la région de l’Arctique. Avec, en corollaire, la concurrence entre l’UE et l’Alliance atlantique. Après l’adhésion des deux pays nordiques sept des huit pays du littoral arctique seront membres de l’OTAN – tous sauf la Russie. L’Union européenne avait formulé sa politique pour la région en 2016 et l’a mise à jour en octobre 2021 sous un angle (un peu) plus géopolitique. L’OTAN pour sa part eut du mal à définir une stratégie pour ce qu’elle appelle Le Grand Nord, mais le rapport que le Commandement pour la Transformation y a consacré en avril 2021 préconise une entrée en force.[3] Or, en règle générale, lorsqu’un sujet ou une région nouvelle se retrouve dans le champ d’intérêt de l’OTAN, les alliés européens sont sous une formidable pression pour se conformer aux priorités fixées par l’Amérique. Par conséquent, la marge de manœuvre de l’UE s’en trouve mécaniquement réduite.

Certes, à en croire les déclarations des responsables français l’adhésion de la Finlande et de la Suède va renforcer, au sein de l’OTAN, le fameux « pilier européen ».[4] Pour preuve, le nombre des pays de l’UE y passera de 21 à 23, sauf que ce sera non plus sur 30 mais sur 32 alliés ! De l’autre côté, 23 des 27 Etats membres de l’UE seront désormais membres de l’OTAN aussi, les seules exceptions étant l’Autriche, l’Irlande, Malte et Chypre. Pour une fois cet exercice comptable a son importance. Plus il y a des pays de l’UE qui n’appartiennent pas à l’OTAN, plus il y a matière à revendiquer une séparation entre les deux organisations et la possibilité pour les Européens de mener leurs propres politiques. En revanche, la superposition de plus en plus parfaite entre les deux cartes sert de prétexte pour abolir les barrières entre ces deux enceintes et d’enrôler l’Europe toute entière dans des stratégies « occidentales » sous bannière otanienne.  

D’autres bombes à retardement

Un « point troublant » – pour citer le rapporteur du Sénat sur le dossier[5] – du mémorandum tripartite entre la Suède, la Finlande et la Turquie va clairement, lui aussi, dans le sens du second scénario. En échange de la levée du veto turc en juin dernier, les deux pays nordiques « se sont engagées à soutenir la participation de la Turquie aux initiatives de la politique de sécurité et de défense commune » de l’Union européenne. Or, l’accès des pays alliés non membres de l’UE à la PSDC a toujours été l’un des points névralgiques des débats transatlantiques, déterminant pour l’articulation UE-OTAN. En parlant des futurs risques, deux autres questions méritent aussi une vigilance attentive : l’une concerne les choix faits par la Finlande et la Suède, l’autre découle du mécanisme même de l’intégration dans l’Alliance atlantique.

Le président Poutine, qui voyait Stockholm et Helsinki comme faisant partie du bloc occidental de toute façon, a convenu que l’adhésion était « leur affaire ». La ligne rouge pour Moscou, a-t-il précisé, serait le déploiement de contingents et d’infrastructures de l’OTAN sur leur territoire, qui provoquerait « une réponse symétrique ». Or, d’après les révélations de la presse finlandaise, les deux pays nordiques n’ont pas demandé d’exemptions à l’OTAN, contrairement au modèle danois et norvégien. Le Premier ministre finlandais, Sanna Marin a admis ne pas avoir posé de conditions ni sur le déploiement de contingents ou de bases, ni sur la présence d’armes nucléaires : « Ce n’est pas dans nos plans, mais on n’exclut rien ».

Il existe un danger plus diffus, mais bien observé au fil des années, dans la manière dont l’appartenance à l’OTAN encourage un comportement de « passager clandestin ». La tentation est grande de se réjouir du parapluie protecteur américain (dont la pérennité est un tout autre sujet) et n’offrir en échange que le minimum syndical : des armées Potemkine, des participations symboliques dans les opérations, la priorité aux armement US, et surtout une allégeance politique à toute épreuve. A terme, l’esprit de défense s’en trouve dilué, le sens de la responsabilité disparaît. Ce n’est pas un hasard si le général de Gaulle a décidé, jadis, de retirer la France des structures de commandement intégré. Comme il le disait : « Il se produit que, dans l'intégration le pays intégré est amené à se désintéresser de sa Défense nationale puisqu'il n'en est pas responsable. Alors tout l'ensemble de l'Alliance y perd de son ressort et de sa force ».[6] Accessoirement, l’ensemble de l’Europe aussi.

                                                                        ***

[1] Examen et vote sur le projet de loi sur l'accession de la Finlande et de la Suède, Commission des affaires étrangères, 27 juillet 2022.
[2] Rapport sur l’accession de la Finlande et de la Suède, par Jean-Louis Bourlanges, Commission de la défense nationale et des forces armées, Assemblée nationale, 27 juillet 2022.
[3] Strategic Foresight Analysis, Region Perspectives Report on the Arctic, NATO ACT, avril 2021.
[4] Déclaration de Catherine Colonna à l’Assemblée nationale, 2 août 2022.
[5] Rapport sur l’accession de la Finlande et de la Suède, par Christian Cambon, Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Sénat, 20 juillet 2022.
[6] Charles de Gaulle, Conférence de presse du 11 avril 1961. 

(Article original: Hajnalka Vincze, La Suède et la Finlande à la porte de l’OTAN : leçons, pièges et faux-semblants, Engagement n°138, printemps 2023)


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