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Cookies and missiles: the Washington-Europe-Russia triangle in Ukraine

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Engagement n°134 Printemps 2022 - 08 mars, 2022
Analyse and essay

À la fin de l’affrontement bipolaire, l’excellent diplomate américain alors ambassadeur à Moscou, Robert S. Strauss, signale à Washington : « L’événement le plus révolutionnaire de l’année 1991 pour la Russie n’est pas l’effondrement du communisme, mais la perte de l’Ukraine ». Trente ans plus tard, le sort de ce pays frère-ennemi reste, pour Moscou, un des points les plus sensibles. Par le truchement de l’OTAN/l’Amérique, c’est à Kiev que se jouent donc, en grande partie, les relations entre l’Europe et la Russie. Washington sait parfaitement bien qu’en maintenant la pression sur ce point névralgique, il garde sa place de maître du jeu dans la sécurité européenne.

Victoria à la manœuvre

En décembre 2013, lors des manifestations contre le président ukrainien qui refuse de signer l’accord d’association avec l’UE, la vice-secrétaire d’État américaine aux affaires européennes descend spectaculairement dans l’arène. Victoria Nuland rejoint la place de l’Indépendance avec un large sac plastique à la main, d’où elle distribue des biscuits aux protestataires. La même Nuland avait expliqué au Sénat américain, à peine un mois plus tôt, comment Washington faisait pression sur les Européens pour qu’ils proposent cet accord à Kiev – un accord rédigé de manière telle qu’il ne pouvait être perçu que comme une provocation au Kremlin. Quelques semaines après, un audio de la conversation téléphonique entre Victoria Nuland et l’ambassadeur américain à Kiev fuite dans la presse ; on les entend orchestrer la composition du futur gouvernement ukrainien. C’est dans cet échange que la vice-secrétaire d’État prononce la désormais célèbre phrase « Au diable avec l’UE », dit dans un langage beaucoup plus familier.

À la même époque, cette ancienne ambassadrice des États-Unis à l’OTAN affirme, lors d’un colloque d’affaires, que Washington avait investi 5 milliards de dollars en Ukraine pour promouvoir « les institutions démocratiques et d’autres objectifs ». Aujourd’hui, devenue numéro 3 du département d’État au poste de sous-secrétaire d’État aux affaires politiques, elle déclare au Financial Times que l’Amérique a dans sa manche pas moins de 18 scénarios en cas d’invasion de l’Ukraine par Moscou. C’est encore elle qui énonce que le gazoduc Nord Stream 2 tout juste terminé, entre l’Allemagne et la Russie, sera bloqué le cas échéant, en préemptant allègrement toute annonce officielle du côté allemand. Elle encourage aussi l’intensification des livraisons d’armes « létales défensives », dont des missiles anti-aériens et antichars, à Kiev, en précisant vouloir faire en sorte que ce soit « une lutte très sanglante » pour la Russie.

Continuités américaines

Chef de cabinet au département d’État sous l’administration Clinton, conseillère du vice-président Cheney sous George W. Bush, Victoria Nuland incarne à la perfection le consensus bipartisan, largement prédominant, qui règne sur ces sujets à Washington. Comment expliquer cette constance alors même que, 30 ans après la fin de la Guerre froide, la préoccupation principale pour les États-Unis n’est décidément plus la Russie – reléguée dans les documents officiels au statut de « perturbateur » – mais la Chine ? Et que, dans sa stratégie de défense nationale, l’Amérique n’ambitionne même plus de pouvoir mener deux guerres majeures à la fois ?

En réalité, c’est justement avec la Chine à l’esprit que Washington s’emploie encore davantage à garder ses positions acquises en Europe. Car l’essentiel, pour l’Amérique, c’est sa politique d’endiguement de Pékin, et le levier européen est primordial pour atteindre cet objectif. Or sans le spectre du péril russe, il existe un risque que ses alliés européens lui échappent. En revanche, si la menace russe est vive, les Européens s’alignent d’eux-mêmes derrière les États-Unis. Primo, les alliés de l’Est se précipitent sous leur aile protectrice, quitte à faire passer, comme l’a dit le président Valéry Giscard d’Estaing, « la loyauté atlantiste au-dessus de l’attachement au système européen ». Secundo, dans une atmosphère d’animosité, les liens de coopération étant gravement handicapés, Paris et Berlin se retrouvent politiquement (et économiquement) coupés de la Russie. Divisés entre eux, isolés de la Russie, les Européens sont donc – tant que la question russe reste en tête de l’affiche – à des années-lumière de leurs récentes ambitions d’autonomie.

L’excellent spécialiste de la politique étrangère et de sécurité de la Russie, Jean-Christophe Romer, parle avec justesse de l’intérêt des États-Unis à « empêcher une véritable unification de l’Europe de Brest à Vladivostok – où l’Ukraine aurait pu servir de pont – et donc un fort rapprochement entre l’UE et la Russie. Cette unification constituerait pour Washington une concurrence inacceptable ».[1] D’autant que le statu quo actuel lui assure de multiples avantages, à commencer par les achats d’armement américains par les alliés, auxquels viennent s’ajouter les importations de gaz naturel liquéfié (dont le volume augmenterait de façon exponentielle si certains pays, l’Allemagne en premier, réduisaient ce que Washington vilipende comme leur dépendance énergétique excessive par rapport à la Russie). Plus généralement, chaque fois qu’un contentieux commercial oppose l’UE aux États-Unis, de nombreuses voix européennes s’élèvent pour expliquer que tel ou tel dossier ne mérite pas de « mettre en danger les relations transatlantiques ». Rien d’étonnant à ce que Washington soit satisfait de l’état actuel des choses et préfère tenir la Russie et l’UE aussi éloignées que possible l’une de l’autre.

L’OTAN à l’origine du mal

Pour mener à bien cette stratégie américaine, l’OTAN est un instrument de choix. Les États-Unis y occupent une position dominante incontestable, et cet ancien pendant du feu Pacte de Varsovie irrite la Russie au plus haut point. Le péché originel fut la rupture de la promesse – longtemps niée en Occident, mais confirmée depuis l’ouverture des archives – faite à Gorbatchev, en vertu de laquelle l’Alliance ne s’étendrait « pas d'un pouce » vers l’Est.[2] Depuis, comme si de rien n’était, le nombre des États membres a presque doublé, de 16 alors à 30 aujourd’hui. Et pour rassurer les nouveaux pays, venus de l’ancien bloc soviétique, l’OTAN a installé toujours plus à l’Est ses infrastructures, ses quartiers généraux, ses exercices et ses missiles.

Ces derniers temps, de plus en plus d’experts américains se rendent compte des méfaits de cette approche du « tout ou rien » qui a procédé sans envisager de statut spécial pour les nouveaux membres, ni de limites ou de garanties particulières.[3] Le président du prestigieux Council on Foreign Relations, Richard Haass, admet lui-même : « L’élargissement de l’OTAN vers l’Est fut la politique le plus significative et la plus controversée de la période de l’après-Guerre froide. Que l’OTAN continue d’exister, voire qu’elle s’élargisse, n’était pas écrit d’avance ». Pour sa part, il aurait préféré voir un renforcement du programme Partenariat pour la Paix des années 1990, englobant, autour de l’Alliance atlantique, les pays de l’Est, y compris la Russie. La décision du président Clinton d’ouvrir plutôt les portes de l’OTAN a vite éliminé cette option. D’après Haass, « le choix de l’élargissement a joué un rôle dans l’aliénation de Moscou ».[4]

Cette tendance a culminé au sommet de l’Alliance à Bucarest en 2008, dont la déclaration finale parlait au futur de l’indicatif de l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie, sans donner néanmoins de date précise. Au terme d’un débat houleux, la conseillère américaine à la sécurité nationale avait tranché : « Il faut faire comprendre à la Russie que la Guerre froide est terminée et qu’elle l’a perdue ». L’historienne Mary Elise Sarotte compare la politique américaine du dernier quart de siècle, poussant à l’élargissement à l’OTAN, à une roue à rochet : à chaque nouveau tour, même le plus insignifiant, les encoches empêchent tout retour en arrière, on ne peut que continuer toujours dans le même sens.[5] Quitte à antagoniser la Russie et attiser les divisions au sein de l’Alliance.

L’Europe, terrain de jeu

C’est un truisme : les pays européens ont des attitudes souvent diamétralement opposées vis-à-vis de la Russie. D’un côté les Baltes, les Polonais, les Roumains, les Bulgares craignent avant tout une résurgence de la puissance russe et souhaitent profiter des rapports de forces favorables à l’OTAN pour créer les conditions qui l’interdisent. De l’autre, l’Allemagne, la France, mais aussi l’Espagne et l’Italie, sont certes critiques de Moscou, mais aspirent à une approche plus équilibrée. Ces pays ne croient pas que la stabilité du continent passe par la mise à terre de la Russie, au contraire, l’humiliation est vue comme génératrice de tensions, et ils sont plus méfiants aussi par rapport à l’agenda particulier des États-Unis.

En effet, la politique officielle de Washington continue d’être guidée par la volonté de garder, en Europe, sa position de tutelle – et une partie des pays européens, estimant que l’Amérique est leur seul et unique protecteur, lui servent de relais. Dans ce contexte, l’ambition de la présidence française de l’UE, à savoir « faire aboutir une proposition européenne bâtissant un nouvel ordre de sécurité et de stabilité » s’apparente à la quadrature du cercle. D’après le président Macron qui s’est exprimé au Parlement européen à ce sujet : « Nous devons le construire entre Européens, puis le partager avec nos alliés dans le cadre de l'OTAN. Et ensuite, le proposer à la négociation à la Russie ». À ceci près que tout arrangement qui normaliserait les relations avec Moscou, grâce à des garanties de sécurité mutuelles, réduirait mécaniquement l’importance, et donc l’influence, de l’Amérique auprès de ses alliés européens…

                                                                      ***

[1]Jean-Christophe Romer, Russie-Europe : des malentendus paneuropéens, L’Inventaire, 2016.
[2]National Security Archives, NATO Expansion : What Gorbachev heard ?, Washington D.C., 12 décembre 2017.
[3]M.E. Sarotte, Containment beyond the Cold War - How Washington lost the post-Soviet peace, Foreign Affairs, novembre/décembre 2021 ; Michael Kimmage, Time for NATO to closei its door - The Alliance  Is too big — and too provocative — for its own good, Foreign Affairs, 17 janvier 2022.
[4]Richard Haass,  A world in disarray : American foreign policy and the crisis of the old order, Penguin Press, 2017.
[5]M.E. Sarotte, Not one inch – America, Russia, and the making of post-Cold War stalemate, Yale UniversityPress, 2021.

Hajnalka Vincze, Les Européens face à l’ancienne-nouvelle politique étrangère américaine, Engagement n°134 (printemps 2022), ASAF (Association de soutien à l’armée française).


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