Etude et analyse
« On ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment », cette maxime souvent répétée par l’ancien président François Mitterrand sonne comme une mise en garde prémonitoire au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron en France. En effet, les inévitables clarifications risquent d’être particulièrement compliquées pour un président dont la tournure « mais en même temps » est devenu comme une marque de fabrique de sa campagne.
(Credit photo: CNN)
En politique économique et sociale, elle lui a permis de rassembler largement grâce au positionnement « et droite et gauche », mais au prix de déclarations parfois difficilement réconciliables entre les deux camps. En politique internationale, ce seront les premières nominations qui lèveront une partie du voile quant aux préférences réelles du nouveau président. Car celui-ci, tout en affirmant vouloir s’inscrire dans la tradition gaullo-mitterrandienne, n’a donné aucune indication d’une éventuelle volonté de rupture avec la politique menée depuis dix ans, qui en a pourtant marqué l’effacement.
En politique intérieure, un président attendu au tournant
Toute l’architecture politico-institutionnelle de la Ve République est articulée autour de l’élection du Président au suffrage universel direct, dans un scrutin uninominal majoritaire à deux tours, qui a pour but de conférer au chef de l'État « une légitimité démocratique en rapport avec l'étendue de ses pouvoirs ». Sauf que, dans les circonstances exceptionnelles de cette élection de 2017 qui s’est déroulée sur fond de reconfiguration de l’ensemble de l’échiquier politique, le vainqueur du second tour souffre d’emblée, malgré son score de 66%, d’un double déficit de légitimité. Il a été par deux fois un candidat par défaut. Il est coutumier de dire qu’au premier tour de l’élection présidentielle on choisit, au second tour on élimine. Or cette fois-ci il a obtenu son score de 24% au premier tour grâce à l’afflux massif d’électeurs déçus des deux grands partis de la droite et de la gauche. Ceux-ci, insatisfaits de leurs primaires respectifs, qui ont désigné pour les représenter des candidats jugés trop « à la marge » (gauche de la gauche au Parti socialiste, la droite dite dure chez Les Républicains) se sont reportés sur le centriste Emmanuel Macron et son mouvement En Marche. Au second tour, même si le dénommé Front républicain (le rassemblement de toutes les forces politiques pour bloquer le Front national) n’a pas été aussi uni et efficace que la dernière fois, une majorité d’électeurs d’Emmanuel Macron a néanmoins affirmé voter pour lui moins par adhésion que pour « faire barrage à l’extrême-droite ». Ce constat n’enlève rien à son extraordinaire performance politique et ne préjuge en rien de sa capacité à convaincre et à rassembler par la suite. Mais il est important de garder à l’esprit ce double déficit de légitimité de départ, pour bien prendre la mesure des évolutions qui se profilent.
Au milieu du grand chamboulement qui est en cours dans le paysage politique, deux tendances parallèles ressortent avec force. D’une part l’affaiblissement des deux grands partis traditionnels qui ont vu, l'un comme l'autre, leurs contradictions internes étalées au grand jour. D'autre part, la montée en puissance d’un autre clivage qui sépare ceux qui se voient comme bénéficiaires et ceux qui se sentent comme les perdants, en termes économique, sécuritaire, identitaire, de la mondialisation. Cette nouvelle fracture fondamentale se retrouve sur la carte, dans l’opposition entre les grandes métropoles (à Paris, Marine Le Pen n’a même pas atteint 5% au premier tour) et les régions périurbaines et rurales (malgré leurs 24% et 21% respectifs, Emmanuel Macron, n'est arrivé en tête que dans 7000 communes sur plus de 35000, contre 18000 pour Marine Le Pen). Le phénomène a d’ailleurs été magistralement décortiqué dans le récent ouvrage du géographe Christophe Guilluy, La France périphérique qui est devenu une incontournable référence politique. L’auteur estime que 60% de la population française vit dans les territoires oubliés, et n’hésite pas à parler d’un véritable « vote de classe » qui oppose le monde d’en-haut et le monde d’en-bas. Il ne fait nul doute que pour atténuer les tensions, le président Macron va essayer, comme dans son discours de victoire, de « parler à l’autre France ». Sauf que ses premières mesures, en particulier la réforme, par ordonnance, du code de travail (dont la première version, atténuée, a mobilisé au printemps 2016 des centaines de milliers de personnes dans les rues, dans une série de manifestations pendant des mois) annoncent un très probable « troisième tour social ».
Ajoutons-y qu’aussi confortablement qu’il puisse avoir été élu, le nouveau président a besoin d’obtenir une majorité à l’Assemblée nationale pour mener à bien son programme. En règle générale, à chaque fois que les législatives suivent de près l’élection présidentielle, « la cohérence des Français » a tendance à assurer une très large majorité au chef de l’Etat. Mais compte tenu de la recomposition en cours du paysage politique, lors des élections qui auront lieu les 11 et 18 juin prochains, un tel automatisme n’est aujourd’hui ni exclu, ni acquis. Dans l’hypothèse où En Marche n’arriverait pas à obtenir la majorité absolue (au moins 289 sièges sur 577), plusieurs scénarii sont possibles. Ils ont en commun le rétrécissement plus ou moins important de la marge de manœuvre du président de la République, y compris, en cas de cohabitation avec un Premier ministre issu de l’opposition, une éventuelle paralysie. Les Français sont donc devant un choix cornélien : soit ils risquent la mise à mal des institutions de la Ve République, articulées autour l’idée d’un exécutif puissant et uni, soit ils donnent ces pouvoirs extraordinairement étendus à un Président qui représente à peine un quart des Français et dont les propositions, sur des questions aussi fondamentales que la souveraineté, le modèle économique, l’identité ou l’Europe, se trouvent aux antipodes des attentes clairement exprimées par la moitié de la population.
En politique étrangère, l'arbitrage ultime reste à faire
Derrière le slogan peu révélateur selon lequel la politique étrangère Emmanuel Macron sera guidée par la vision d’une « France une puissance indépendante, humaniste et européenne », le candidat d’En Marche déclarait vouloir inscrire ses actions en la matière dans la tradition gaullo-mitterrandienne. En effet, deux représentants éminents de cette ligne, les anciens ministres des Affaires étrangères Dominique de Villepin et Hubert Védrine, sont parmi ceux qui le conseillent et qu’il écoute. Sauf que la majorité de son entourage proche appartiennent à un autre courant de pensée, qui a, depuis dix ans déjà, le vent en poupe. Pour rappel, l’essence de la tradition gaullo-mitterrandienne est extrêmement simple : dans les affaires du monde, la France doit pouvoir penser et agir par elle-même, autrement dit avoir sa propre politique. Et s’y tenir aussi. Comme le raconte un ancien ambassadeur du Général de Gaulle, « un jour le Président m’a dit au cours d’une négociation difficile : ‘La France étant la France, vous savez ce qu’il vous reste à faire’. Le doute c’était fini ! Si le Général de Gaulle vous disait cela, il s’agissait de ne pas flancher ! ».
Or d’après Hubert Védrine – chef de la diplomatie sous le président Chirac, ensuite auteur de deux rapports de référence, un pour le président Sarkozy, un pour le président Hollande –, deux courants de pensée distincts ont œuvré ces dernières années dans le sens d’une remise en cause de l’exigence d’une voix indépendante et originale pour la France. Le premier vise à la diluer dans l’Europe, la seconde à l’aligner sur l’Amérique. Ils agissent souvent de concert sous l’habit « occidentaliste ». Comme le note H. Védrine, tout est une question de dosage : « Bien sûr toute politique étrangère française comporte une très importante composante européenne, une composante atlantique, du fait de notre alliance avec les États-Unis et une dimension spécifique. Mais cette politique ne sera pas du tout la même selon les proportions respectives de ces trois dimensions, et selon celle qui sera jugée prioritaire. » Force est de constater que sous les présidents Sarkozy et Hollande, la composante nationale spécifique a été reléguées au second plan au profit d’une ligne euro-occidentaliste, comme en témoignent le retour dans le commandement militaire intégré de l’OTAN, l’alignement sur la politique des sanctions contre Moscou et l’annulation de la vente des navires Mistral à la Russie. Une lettre ouverte d’un collectif de diplomates a lancé une mise en garde dès 2011, en titrant : « La voix de la France a disparu dans le monde ». Un autre appel, sous forme d’un petit ouvrage signé en 2016 par un autre groupe d’anciens diplomates de haut rang commence par un similaire constat : « La France semble avoir perdu l’indépendance et l’intelligence des situations qui lui donnaient un rôle à part ». Etant donné que la plupart des personnalités qui entourent le leader d’En Marche étaient partie prenante, à des postes différents, dans cette politique d’effacement, mais aussi la volonté affiché par le candidat pendant la campagne de retourner à la tradition incarnée par le Général de Gaulle et François Mitterrand – il serait hâtive, avant les premières nominations, d’en tirer des conclusions dans l’un ou l’autre sens.
Pour ce qui est, plus spécifiquement, des relations avec les Etats-Unis et l’Alliance atlantique, si le candidat Macron est resté sur une position ambiguë, il n’en a pas moins donné quelques bribes de précision. Lors du premier débat télévisé entre candidats, il s’est lancé dans un éloge improvisé de l’« histoire séculaire » entre la France et les Etats-Unis qui ont « ensemble construit la paix dans le monde ». ce qui ne l’a pas empêché d’insister aussi, dans son discours sur la politique de défense, sur l’imprévisibilité de la politique américaine actuelle, qui « remet en cause certains de nos repères ». Sur un sujet ultrasensible, celui des armements, il est même allé jusqu’à formuler le souhait de « limiter nos dépendances envers des pays tiers, notamment ceux qui, comme les États-Unis, n’hésitent pas à faire de leurs équipements un moyen de pression ». Concernant l’Alliance atlantique, le programme d’Emmanuel Macron note d’emblée que « la France n’a pas intérêt à remettre en cause sa place au sein du commandement intégré ». Toutefois, il signale clairement que la France « ne soutiendra pas de nouveaux élargissements de l’Alliance » en dehors des Balkans, et la Finlande et la Suède le cas échéant. Il veillera également à « limiter les interventions de l’OTAN en dehors de sa zone géographique aux seuls cas où les intérêts de la France sont directement concernés ». Il se montre ouvert sur un rôle de l’Alliance « face aux menaces d’inspiration djihadiste sur son flanc Sud, ainsi que vis-à-vis de la menace cyber ». Toutefois, il affirme que « Notre sécurité ne saurait reposer sur la seule organisation qu’est l’OTAN » et appelle les Européens à mieux prendre en charge leur propre défense. Finalement, en faisant allusion à la Russie, il souligne que « l’OTAN est une alliance défensive », dont le rôle n’est pas de « provoquer ceux qui n’attendent que des prétextes pour se montrer plus agressifs qu’ils ne le sont déjà ».
En Europe, une fenêtre d’opportunité à exploiter, ou pas
Le double constat que d’une part les résultats du premier tour ont révélé la même fracture géographique qui, jusqu’ici, ne se manifestaient que lors des référendums européens (en 1992 sur Maastricht, en 2005 sur la Constitution) et que, d’autre part, à l’exception d’Emmanuel Macron les 10 autres candidats avaient voté non à l’un ou l’autre de ces référendums, comporte un double leçon. Sous l’effet conjugué de la crise économique et de la crise des migrants, les Français sont plus que jamais conscients de l’influence déterminante de l’UE sur la politique nationale – et ils n’en sont pas contents. Le score obtenu (près de 50%) par les candidats qui appellent à une rupture radicale avec l’Union européenne telle qu’elle s’organise aujourd’hui témoigne d’un malaise profond et de l’urgence d’une complète réorientation. Or sur ce dossier, aussi, le programme d’Emmanuel Macron reste à préciser. Lors de la campagne, il s’est contenté soit de généralités du genre « on a besoin d’Europe », c’est un « outil des souveraineté » et une « garantie de paix », soit de l’énumération des pistes préconisées depuis des décennies par les gouvernements français successifs, mais qui n’ont jamais eu aucune chance d’aboutir face à la réticence, voire l’hostilité des partenaires.
Qu’il s’agisse de « l’Europe qui protège » dans la mondialisation (avec, entre autres, l’idée d’une préférence européenne et le contrôle des investissements étrangers), de la « gouvernance économique de la zone euro » (qui implique harmonisation fiscale et sociale, de même que solidarité financière et partage des risques), ou de la revitalisation de la défense européenne (avec comme but une véritable autonomie stratégique), les propositions d’Emmanuel Macron n’ont rien de nouveau. Elles sont comme autant de serpents de mer ressortis à chaque élection, mais qui se fracassent aussitôt contre le mur de refus que lui opposent les autres Etats membres. Toutefois, la France sous le président Macron va disposer de trois cartes maîtresses nées du contexte général. D’un côté, la perspective du Brexit et le positionnement du président Trump libèrent un espace sans précédent pour une politique moins dogmatiquement libre-échangiste en matière de commerce et d’économie et plus ouvertement autonomiste en matière de politique étrangère et de défense. De surcroît, le spectre d’une présidence Le Pen/Frexit dans cinq ans constitue pour le président Macron un moyen de pression non négligeable. Il reste à voir si et comment il sera disposé et capable de se servir de ces atouts de taille.
Conclusion
Elu au second tour avec 66% des suffrages et fort de ses talents personnels et politiques indéniables, Emmanuel Macron devra néanmoins se montrer attentif aux fragilités inhérentes de sa présidence, bien au-delà des défis immédiats. Parmi ses prédécesseurs, il est le plus souvent comparé à Valéry Giscard d’Estaing, un autre jeune président brillant, centriste, moderniste et ex-ministre de l’Economie. Ce même Giscard que le Général de Gaulle caractérisait comme « un bel insecte auquel on a coupé les antennes », une description à laquelle Georges Pompidou ajouta « Ce qui est grave, chez Giscard, c’est qu’il se croit plus intelligent que la France ».
Or dans la France qu’Emmanuel Macron est élu à présider, le rejet du néolibéralisme et l’attachement à la souveraineté nationale sont non seulement majoritaires, comme le montrent aussi les résultats du premier tour, mais ils sont largement répandus et profondément ancrés dans l’opinion. Il s’agit d’un pays où même les dirigeants de la droite rendent hommage au marxiste-socialiste Jean Jaurès et où la politique d’indépendance nationale du Général de Gaulle est une référence incontournable, y compris à la gauche de la gauche. Dans ce contexte, le piège pour le nouveau président serait si, obnubilé par la « modernité », il ne parvenait pas à suffisamment tenir compte de ces constantes.
Hajnalka Vincze, President Macron’s France: Between Internal Turmoil and External Crossroads, Foreign Policy Research Institute, E-Notes, May, 2017.
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