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Retombées de la guerre en Ukraine – l’Amérique première puissance européenne?

Engagement n°136 Automne 2022 - 16 septembre, 2022
Etude et analyse

L’otanisation de l’Europe », l’expression vient du président Biden lui-même pour décrire le processus qui s’est déclenché dès le moment où l’armée russe a franchi la frontière ukrainienne. Cela aurait pu se passer autrement. D’aucuns pensaient que les Européens, confrontés à la réalité de la chose militaire qu’ils avaient délaissée depuis des décennies, allaient réagir par un sursaut d’autonomie. Il n’en fut rien. L’expérience a été vécue d’emblée sous le double sentiment de l’impuissance diplomatico-militaire européenne et du parapluie américain véhiculé par l’OTAN et son article 5. La position des Etats-Unis en tant que « puissance européenne » s’en trouve singulièrement renforcée. Durera, ne durera pas ? Des incertitudes existent.

Retour en force et en fanfare

« Désolé, CENTCOM,[1] vous devez vous transformer en théâtre de soutien. La priorité numéro 1, 2 et 3 de l’armée doit être désormais EUCOM [le commandement U.S. sur le théâtre européen] », c’est par ces propos que Barry Pavel de l’Atlantic Council, figure éminente des cénacles de sécurité washingtoniens, réagit au déclenchement de la guerre en Ukraine. Chiffres et déclarations semblent lui donner raison. Depuis cette date, les Etats-Unis ont envoyé 20 milles soldats supplémentaires pour atteindre un effectif de 100 milles hommes déployés en Europe. Au sommet de l’OTAN fin juin, le président Biden annonce 2 destroyers de plus en Espagne, 2 escadrilles de F-35 au Royaume-Uni, une brigade de 5000 hommes basés en Roumanie, un QG permanent en Pologne, de nouvelles capacités de défense aérienne en Italie et en Allemagne et l’intensification des déploiements en cours dans les pays baltes.

Le Pentagone a très tôt fait savoir qu’il préfèrerait un stationnement rotationnel des forces, sur des bases qui peuvent être, elles, permanentes. D’après le général Milley, les alliés sont « très très volontaires » pour couvrir tous les frais y afférents. Vu la bousculade pour accueillir des bases et des troupes américaines, ces pays, tous membres de l’Union européenne, ne semblent pas partager l’analyse du chancelier Scholz pour qui la Suède, en attendant d’adhérer à l’OTAN, « peut compter sur la clause de solidarité de l’UE » pour sa défense. Une affirmation sans valeur pratique : dans les circonstances, elle a été reçue, au mieux, avec des ricanements polis. Les Européens se précipitent sous le parapluie américain dans l’Alliance atlantique. Ce qui n’est pas sans incidences politiques et pratiques : le même Scholz énonce à Madrid que l’envoi ou non de chars Léopard à l’Ukraine dépend de la décision… des Etats-Unis.

Percées dans les coulisses

Cette dépendance vis-à-vis de l’Amérique en matière stratégique est somme toute banale, les Européens s’y étaient habitués depuis de longs décennies. Sauf que de multiples futures dépendances dans d’autres domaines viennent s’y greffer aujourd’hui, toujours par rapport à l’Amérique. Un accord politique très controversé sur les transferts de données vers les Etats-Unis est miraculeusement conclu en mars, quelques semaines après le début du conflit. Dans la foulée, un « partenariat énergétique » est aussi prévu entre l’UE et l’Amérique. Compte tenu des capacités, Washington est loin de pouvoir compenser le manque d’hydrocarbures russes, mais début juillet, dans un contexte certes particulier, les Etats-Unis ont, pour la première fois, fourni plus de gaz (sous forme de GNL) à l’Europe que la Russie. Entretemps, les achats d’armement américain ont le vent en poupe : après la Finlande, l’Allemagne, puis la Grèce passent subitement des commandes pour acquérir des F-35.

D’autres développements, moins spectaculaires mais d’importance encore plus structurelle, vont dans le même sens. Il s’agit de deux domaines jusqu’ici farouchement gardés par les tenants de « l’autonomie stratégique » : l’accès des alliés non-membres de l’UE aux projets de défense européens, et les liens institutionnels entre l’UE et l’Alliance atlantique. Pour ce qui est de ce dernier, les barrières censées garantir « l’autonomie décisionnelle » semblent s’effriter sous l’impact de la guerre. Les participations croisées se multiplient aux réunions, la coopération formelle et informelle s’intensifie. Un accord administratif, longtemps différé, serait sur le point d’être conclu entre le Pentagone et l’Agence européenne de défense – il faciliterait la participation des Etats-Unis dans les projets de coopération européens. Dans tous les cas, le Département de la défense s’y emploie et s’y prépare : en mai, un projet de loi fut introduit au Congrès à cet effet.

Fragilités immédiates

Parallèlement à cette consolidation, à tous les échelons, de la présence américaine, comme un réflexe quasi naturel au retour de la guerre sur le sol européen, les premières divergences transatlantiques surgissent eu égard de la suite du conflit. Dès mi-mai une opposition nette se dessine entre d’un côté les dirigeants allemands et italiens appelant à la négociation ou le président Macron qui met en garde contre « l’humiliation » de la Russie et, de l’autre, l’intransigeance de l’administration américaine avec un président Biden qui affirme que « Poutine ne doit pas rester au pouvoir » ou son Secrétaire à la défense, Lloyd Austin pour qui l’objectif en Ukraine est « l’affaiblissement de la Russie ». Charles Kupchan, l’ancien directeur aux Affaires européennes au Conseil de sécurité nationale sous Clinton et Obama, ne s’y trompe d’ailleurs pas. S’il plaide, lui, pour un changement de cap et la recherche d’une fin négociée au conflit, c’est en partie pour éviter que l’unité des alliés soit mise à mal sous l’effet des répercussions économiques.[2]

Washington est conscient du danger : à la réunion ministérielle de l’OTAN en juin, Austin appelle les dirigeants alliés à faire en sorte que le public reste « engagé » en faveur de la politique menée en Ukraine. Mais au sommet de Madrid quinze jours après, l’enthousiasme n’est pas au rendez-vous. Le Premier ministre belge lance : « Vous pouvez faire de la politique étrangère, vous pouvez faire de la géopolitique tant que vous avez le soutien de la population ». De son côté, le vice-chancelier allemand alerte : « la paix sociale est en péril ». Le Conseil européen pour les relations internationales (ECFR) constate, sur la base des sondages, que « La plupart des Européens souhaitent que la guerre prenne fin le plus rapidement possible, même si cela implique des pertes territoriales pour l’Ukraine ». Ils sont surtout préoccupés par « le coût de la vie et la menace d’une escalade nucléaire ».[3] Une inquiétude difficile à réconcilier avec la ligne dure poursuivie par Washington, soutenu/encouragé par les Baltes et les Polonais.

Incertitudes à long terme

Même si la relation transatlantique réussit à surmonter les tensions engendrées par les divergences de priorités entre alliés dans le conflit ukrainien, elle sera confrontée à un défi plus pernicieux : l’aggravation de son déséquilibre interne. En 2017, Jeremy Shapiro, directeur de recherche au ECFR (après l’avoir été au Brookings Institution et travaillé comme conseiller au Département d’Etat) notait : « Les nations d’Europe dépendent de l’Amérique pour leur sécurité et l’Amérique pas de l’Europe pour la sienne. Cette dépendance asymétrique est la caractéristique fondamentale et apparemment permanente de la relation transatlantique ».[4] Cinq ans plus tard, il revient à la charge en écrivant : « Alors que la concurrence géopolitique s’est intensifiée, les Européens sont devenus encore plus dépendants des États-Unis qu’à tout autre moment depuis le début de la guerre froide ».[5]

Après tant de d’initiatives européennes manquées et de faux départs, il est plus que probable que si changement il doit y avoir, il viendra de l’autre côté de l’océan. Depuis Donald Trump, de sérieux doutes persistent sur la fiabilité de l’engagement américain en Europe – des doutes qui pourraient revenir en force à la suite des élections de mi-mandat au Congrès en novembre prochain, puis des présidentielles deux ans plus tard. A ces interrogations sur la volonté politique de Washington s’ajoutent des incertitudes d’ordre capacitaire. Depuis quelques années, la doctrine militaire américaine avait abandonné l’objectif de pouvoir mener deux guerres majeures à la fois – ce qui n’est pas sans causer des nuits blanches chez les alliés européens angoissés à l’idée d’une Amérique occupée en Asie alors qu’ils pourraient en avoir besoin.[6] Or, en pleine guerre ukrainienne tombent une série de mauvaises nouvelles : en plus des problèmes de recrutement aigus de l’armée U.S.[7] et des difficultés de l’industrie d’armement à tenir la cadence,[8] la Navy fait état de son incapacité, justement, d’être présente sur deux théâtres d’opération simultanément.[9]

Européens et Américains se retrouvent donc devant leurs sempiternelles contradictions, mais doublées d’une urgence et de contraintes nouvelles. Les gouvernements européens savent que leur crédibilité en termes de défense équivaut à trois fois rien, ils tiennent donc à garder la tutelle américaine, tout en étant conscients que cette protection venue de l’extérieur n’est ni solide ni pérenne. Pour Washington, les velléités d’autonomie européenne signifieraient une intolérable perte d’influence et de contrôle, mais le trop de dépendance des alliés n’est pas souhaitable non plus : elle apporte de l’eau dans le moulin des isolationnistes qui ne veulent surtout pas de ce genre de fardeau. C’est sur ce toile de fond que le conflit ukrainien vient modifier la dynamique transatlantique, dans le sens d’un déséquilibre encore plus prononcé en faveur des Etats-Unis. Est-ce la goutte d’eau qui fera déborder la vase ? Ou serait-ce le prétexte pour l’ultime verrouillage ?

                                                                          ***

[1] CENTCOM : le Commandement des forces américaines pour le Moyen Orient, l’Asie centrale et l’Asie du Sud.
[2] Charles A. Kupchan, Ukraine’s Way Out, The Atlantic, 18 mai 2022. Kupchan réitère son argumentaire un mois plus tard: Negotiating to End the Ukraine War Isn’t Appeasement, Politico, 15 juin 2022.
[3] I. Krastev – M. Leonard, Paix ou justice : la fracture européenne au sujet de la guerre en Ukraine, ECFR, juin 2022.
[4] J. Shapiro – D. Pardijs, The transatlantic meaning of Donald Trump: a US-EU Power Audit, ECFR, septembre 2017.
[5] J. Shapiro, Why Europe has no say in the Russia-Ukraine crisis, ECFR, 27 janvier 2022.
[6] Voir: H.Brands – E. B. Montgomery, One War Is Not Enough: Strategy and Force Planning for Great-Power Competition, Texas National Security Review, mars 2020.
[7] Shrinking Army worries lawmakers as military recruitment, retention woes continue, Stars and Stripes, 5 mai 2022.
[8] A. Vershinin, The Return of Industrial Warfare, RUSI, 17 juin 2022.
[9] The Navy is unprepared to fight in two conflicts at once with current fleet size, the service’s top officer tells senators, Stars and Stripes, 12 mai 2022.

(Hajnalka Vincze, Retombées de la guerre en Ukraine – l’Amérique première puissance européenne? in Engagement n°136 Automne 2022, ASAF.)


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