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La Commission s'immisce dans les affaires d'armement

29 juillet, 2013
Note d’actualité
Hajnalka Vincze
En proposant, le 24 juillet dernier, un plan d’action « visant à accroître l’efficacité et la compétitivité du secteur de la défense », La Commission européenne n’en est pas à son premier essai. Notamment pour se mêler de ce qui ne fut pourtant jamais censé être ses affaires.
 
Tirant prétexte des nombreux croisements entre les questions d’armement (prérogatives régaliennes, s’il en est) et les compétences communautaires (comme la concurrence, les transferts intra-UE, la recherche, les règles de passation des marchés publics), le collège bruxellois s’était lancé dès le milieu des années 1990 à l’assaut du rempart de l’article 346 (l’ex-article 296) du Traité, à coups de communications puis, plus récemment, de directives.[1]Cette dernière initiative s’inscrit dans la même logique : puisque l’article 346 préserve une possibilité d’exclusion des questions d’armement du champ communautaire, l’enjeu, pour la Commission, est de trouver ses failles et de s’y introduire. Faut-il s’en plaindre ou s’en réjouir ?

Jusqu’ici le bilan a été plutôt négatif. Certes, les documents successifs de la Commission se sont parfois autorisés à évoquer le facteur américain en tant que défi pour le secteur de l’armement en Europe – ce qui est déjà une manifestation inhabituelle de lucidité et d’audace, surtout si l’on compare avec le silence total du côté intergouvernemental. Mais les mérites s’arrêtent là. Au fait, les solutions proposées ne font qu’aggraver le cas.
 
Aux yeux de la Commission, le démantèlement des barrières nationales, la recherche du meilleur rapport coût/efficacité et l’élimination des « distorsions du marché » ont toujours fait figure de panacée. Or c’est se tromper triplement de cible. Premièrement : le morcellement tant fustigé du marché de défense en Europe n’est pas la cause, mais la conséquence des divisions entre les Etats membres. Deuxièmement : d’inspiration britannique, le dogme du « best value for money » produit déjà dans son pays d’origine des effets catastrophiques. Obnubilés par la quête du meilleur résultat au meilleur prix, les Britanniques en sont arrivés à des forces armées largement inaptes à opérer de manière autonome, et à un budget de défense en ruines.[2] Troisièmement, une bonne partie de ces fameuses « distorsions » viennent du fait qu’il s’agit d’un secteur ô combien spécifique, où les préoccupations économico-industrielles sont intimement liées à des considérations politico-stratégiques.
 
L’impasse de l’approche de la Commission est brillamment mise en évidence par M. Tony Edwards, ancien responsable des exportations de défense du Royaume-Uni. Pour lui, la clé du succès de la France en matière d’armement est qu’elle a toujours su maintenir un contrôle national et appliquer des priorités « bleu-blanc-rouge » dans le secteur de la défense. Et ce à l’opposé de la politique d’ouverture britannique, laquelle ne peut se targuer finalement que d’un seul fait : ses très nombreux admirateurs et émules à Bruxelles.  
 
« La France est actuellement le premier pays d’Europe par sa capacité industrielle de défense et aérospatiale. Elle est parvenue à ce résultat en exploitant les diverses dérogations aux réglementations communautaires qui lui étaient nécessaires pour protéger et entretenir son industrie de défense et aérospatiale. Dans le même temps, le Royaume-Uni, qui n’avait pas de politique ni de stratégie industrielle de défense explicite, efficace et subventionnée, a abandonné la première place d’abord aux Etats-Unis, puis à la France. Il a ouvert son marché des équipements de défense au monde entier, tout en poursuivant sans relâche une politique d’achats fondée sur la conviction que seul le jeu de la concurrence permet d’obtenir le meilleur prix. (Il est le seul pays au monde à le faire). Dans cet environnement, les entreprises britanniques ont choisi de se vendre au plus offrant (généralement américains, français, allemands ou canadiens). Parallèlement, le gouvernement britannique a cessé de contrôler l’industrie et l’a abandonnée aux forces du marché. Le Royaume-Uni maintient sa capacité de projection de puissance au prix d’une dépendance énorme à l’égard des Etats-Unis pour la technologie, les équipements, le soutien et le renseignement ».[3]
 
Dans la même logique (celle de l'ouverture sans protection), toute poussée vers une soi-disant européanisation des industries et du marché d’armement serait donc mécaniquement synonyme d’abandon. Car on aurait beau ne s’ouvrir qu’entre partenaires de l’UE – si certains d’entre eux sont ouverts à tous les vents, cela revient au même que de nous exposer tous à une pseudo-concurrence extérieure nous enfermant dans une position de dépendance. 

Il n’y a pas trente-six solutions : soit on s’y résigne, soit on introduit une sorte de préférence, sous forme de priorité donnée aux fabricants/équipements de notre propre continent. Jusqu’ici la Commission y était toujours réticente. Sans parler d’une bonne partie des Etats membres. Or c’est de loin le critère le plus déterminant pour bien prendre la mesure de telle ou telle initiative, prétendument européenne, dans le secteur de l’armement.


[1] COM (1996) 10 : Les défis auxquels sont confrontés les industries européennes liées à la défense – contribution en vue d’actions au niveau européen, 24 janvier 1996; 
COM (1997) 583: Mettre en oeuvre la stratégie de l’Union en matière d’industries liées à la défense, 4 décembre 1997; 
COM (2002) 714 : La politique industrielle dans une Europe élargie, 11 décembre 2002; 
COM (2003) 113: Défense européenne – Questions liées à l’industrie et au marché – Vers une politique de l’Union européenne en matière d’équipements de défense, 11 mars 2003;
COM(2004)608 : Livre vert - Les marchés publics de la défense, 23 septembre 2004 ;
COM (2005) 626: Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur les résultats de la consultation ouverte par le Livre vert sur les marchés publics de la défense et les futures initiatives de la Commission, 6 décembre 2005 ;
COM(2006) 779 : Communication interprétative sur l'application de l'article 296 du traité dans le domaine des marchés publics de la défense ;
Directive 2009/43/CE du Parlement européen et du Conseil simplifiant les conditions des transferts de produits liés à la défense dans la Communauté, du 6 mai 2009 ;
Directive 2009/81/CE du Parlement européen et du Conseil, relative à la coordination des procédures de passation de certains marchés de travaux, de fournitures et de services par des pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices dans les domaines de la défense et de la sécurité,13 juillet 2009.
[2] Pour une analyse détaillée du cas britannique, voir le chapitre « Le Royaume-Uni » de l’étude Politiques d'armement en Europe à travers l'exemple de l'affaire BAE Systems-EADS.
[3] Livre vert sur les marchés publics de la défense, Contribution aux marchés intérieurs DG par Tony Edwards, Professeur en résidence, Royal Military College of Science, Président de The Air League, ancien Directeur des exportations de défense du Royaume-Uni (DESO). Cité dans Franco Danieli (rapporteur), Le marché européen des équipements de défense: l’article 296 du Traité instituant la Communauté européenne et le Livre vert de la Commission européenne – Réponse au rapport annuel du Conseil, Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale, Document A/1917, 6 décembre 2005, pp. 23-24.

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Tags:
ue, armement


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