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Convergences et collisions euro-américaines (revue de livre)

La Lettre Sentinel n°46, juin 2007 - 28 juin, 2007
Note d’actualité
Hajnalka Vincze

Un coup de projecteur dans les coulisses de l’activisme (public-privé) américain à l’Union européenne, voilà ce que nous propose Florence Autret dans son dernier ouvrage. Et elle tient sa promesse. L’éclairage qu’elle apporte est impitoyable : non pas tant pour ceux qui agissent pour promouvoir, certes parfois un tantinet trop brutalement, les intérêts particuliers ou collectifs qu’ils représentent, mais pour ceux qui se contentent de subir – au risque de compromettre, pour ne pas dire trahir, les intérêts qu’ils seraient censés, eux, défendre et représenter.

Scénarios avec points d’interrogation

Pour l’auteur, les deux continents sont engagés dans un processus de « rapprochement inexorable ». Rapprochement qui, rappelle-t-elle à juste titre, « n’est pas synonyme d’harmonie ». Il entraîne, au contraire, la multiplication des occasions de conflit : de nombreux heurts qui mettent à jour des différences de fond entre les deux rives de l’Atlantique. Toujours est-il qu’un puissant mouvement de convergence est à l’oeuvre, la seule question étant de savoir si elle se fera au moyen d’une américanisation de l’Europe ou d’une européanisation de l’Amérique. Des deux scénarios, l’auteur nous démontre avec d’amples exemples la prééminence du premier aujourd’hui, et ne cache pas le fait qu’elle trouverait préférable de l’éviter. A cet effet, la solution s’impose avec la force d’une évidence. Pour reprendre les mots d’Autret : « l’Europe doit attaquer de front la question centrale de… ses intérêts ». Dans une optique cette fois-ci stratégique, avec l’accent mis sur la sauvegarde de son autonomie.

L’analyse est on ne peut plus juste, mais il convient d’ajouter un élément d’incertitude à son point de départ. A supposer que l’Europe se familiarise avec le concept d’autonomie (y compris tous les impératifs qui en découlent), et ne cède plus lorsque ses intérêts stratégiques sont en jeu, les ardeurs de « convergence » (envisagée comme alignement) de l’autre côté de l’océan pourraient s’en trouver sérieusement refroidies. Et inversement. Si la tendance actuelle se poursuit, avec l’érosion continue de la souveraineté de l’Europe, les opinions publiques du vieux continent pourraient, un jour, simplement en avoir assez. Autrement dit, pour que l’un ou l’autre scénario de rapprochement puisse aller au bout de sa logique, il faut soit une Amérique radicalement transformée, soit des peuples européens anesthésiés. En tout état de cause, l’hypothèse d’une remise en cause du narratif prédéfini du « rapprochement inexorable » n’est pas complètement à exclure. Moins sous forme de rupture que sous celle de l’établissement de limites.

Retour aux origines

Dans son bref aperçu rétrospectif, Autret met parfaitement en évidence les deux caractéristiques fondamentales présentes tout au long de la construction européenne. D’une part la manière dont les US avaient suivi leurs propres intérêts nationaux dès le début du processus, de l’autre, les divergences d’approche, en ce qui concerne le contenu du projet, entre les Européens eux-mêmes. « Les avantages attendus du grand marché européen » furent perçus, de l’autre côté de l’Atlantique, comme « la contrepartie économique de l’effort d’armement de ‘l’Ouest’ supporté par les contribuables américains ». En même temps, et ceci explique peut-être cela, l’interrogation initiale intra-européenne quant à la direction que l’intégration est censée prendre (prolongement du marché US ou entité distincte ayant sa propre identité) reste toujours ouverte.

Sur ce point, deux remarques pourraient être ajoutées. L’une au sujet du « prix à payer » en échange de la (supposée) protection américaine, l’autre au regard de la persistance absurde d’une situation de dépendance malsaine. Quant aux efforts d’armement qui méritent « contrepartie », la particularité de Washington a toujours été de vouloir en tirer un argument sans règles, sans limites, tous azimuts. Pour ne citer ici qu’un document officiel du Pentagone, daté de 1993 : « Nos alliés doivent être sensibilisés au lien qui existe entre le soutien américain à leur sécurité et leurs actions dans les domaines tels que la politique commerciale, le transfert des technologies et la participation aux opérations de sécurité multinationales ». Le problème, c’est qu’il n’y a jamais eu, en Europe, de reconnaissance ouverte d’un tel « lien », et encore moins un débat public pour faire (ou refuser) ce choix. Pourtant, les occasions n’ont pas manqué. Mais comme l‘observe, non sans étonnement, Charles Kupchan (directeur, sous Clinton, des affaires européennes au Conseil de sécurité nationale) : « En dépit de tout ce qui a changé depuis 1949, et en particulier depuis 1989, l’Europe reste dépendante des Etats-Unis pour gérer sa sécurité ».

Les joies du lobbying à Bruxelles

Son dernier livre ayant porté tout entier sur les pratiques du lobbying, Florence Autret est particulièrement à l’aise lorsqu’il s’agit de présenter les stratagèmes déployés par les groupes d’intérêt américains pour orienter les décisions de l’UE. Avec une connaissance approfondie et un regard lucide sur l’univers bruxellois, elle décortique les mécanismes et décode les non-dits des jeux d’influence et des épreuves de force. Qui plus est, elle réussit à reproduire fidèlement leur complexité, tout en ne perdant pas de vue l’extrême clarté des enjeux. L’auteur ne juge pas, elle observe. Mais son constat est sans appel : il fait état d’une très grande « perméabilité de la mécanique bruxelloise aux pressions externes ».

Toujours est-il que le tableau que l’ouvrage nous dresse semble inachevé à deux égards. Si le comportement et les motivations des entreprises américaines et des bureaucraties européennes sont décrits avec brio, une analyse minutieuse du, ou plutôt des, pouvoirs politiques washingtoniens et celle de l’impact de « l’américanisation » des grandes entreprises stratégiques européennes font ici défaut. Pour ce qui est de ces dernières, leur attirance vers l’énorme marché américain et leur ouverture aux prises de contrôle étrangères ne sont évidemment pas sans modifier la donne. Quant à un examen des ressorts politico-stratégiques de l’attitude des pouvoirs washingtoniens, il aurait été d’autant plus utile que les US n’ont de cesse de gonfler/spécialiser leur mission à Bruxelles et mettent tous les appareils de l’administration en ordre de bataille. L’articulation de ceux-ci avec les entreprises et milieux d’affaires est un élément primordial. Warren Christopher, secrétaire d’Etat du président Clinton, déclarait dès 1993 qu’il « faut faire progresser la sécurité économique » de l’Amérique « avec autant d’énergie et de ressources qu’il en a fallu pour la guerre froide ».

Une multitude d’illustrations

Autret consacre la seconde partie de son livre principalement à quatre études de cas : l’affaire Microsoft (condamnation du géant US de l’informatique par la Commission de Bruxelles), la directive REACH (nouvelle réglementation européenne sur les substances chimiques), Galileo (système européen de navigation par satellite) et le transfert des données passagers (vers les autorités américaines). Outre ces quatre grands dossiers, l’auteur parsème son livre d’exemples divers et précieux qui vont de l’ouverture des négociations avec la Turquie jusqu’à la lutte anti-tabac, en passant par les télécommunications, ou encore les affaires SWIFT (surveillance US des transactions financières) et Euronext (passage des bourses de Paris, Madrid et Amsterdam sous le contrôle de celle de New York). A chaque fois, elle présente au lecteur non seulement les faits, mais aussi un décryptage des enjeux. Qu’il s’agisse de la régulation de l’économie mondiale, de l’autonomie de la politique spatiale, du principe de précaution ou de l’équilibre à trouver entre impératifs de sécurité et protection des libertés.

Néanmoins, la politique des Etats-Unis visant à perpétuer, si possible accentuer, le déséquilibre actuel mériterait, une fois de plus, d’être regardée de plus près. L’objectif est en effet tout simple : le contrôle sans responsabilité ni réciprocité aucune. Autrement dit, l’Amérique cherche à préserver un droit de regard et peser au maximum sur les décisions européennes, sans avoir à rendre des comptes (le refus de comparaître aux auditions du Parlement européen n’en est que l’un des signes les plus visibles) et sans envisager un instant la possibilité de mesures réciproques. A ce propos, un document remarquable, rédigé en mai 2003 par des personnalités US telles que Mme Albright (ex-secrétaire d’Etat démocrate), M. Zbigniew Brzezinski (ancien conseiller à la sécurité nationale du président Carter) ou le général Haig (ex-commandant suprême des forces US/OTAN en Europe), fournit des indications utiles. Il s’agit d’une lettre ouverte, adressée aux Européens, en vue du « renouveau du partenariat transatlantique ». Ses auteurs nous y appellent à « donner plus de signes rassurants » pour que les Américains puissent « continuer de se sentir les bienvenus en Europe ». Si la formulation est un peu vague, les « redditions extraordinaires » (enlèvements et transfert clandestin de détenus) peuvent nous rassurer tous que les agents de la CIA, eux au moins, n’ont aucun mal à se sentir chez eux sur le vieux continent. Mais surtout, le document montre à quel point on s’inquiète à Washington de ne pas pouvoir toujours tout contrôler de ce qui se passe à l’UE. Heureusement que la solution est toute prête : les représentants des US devraient (auraient dû) siéger aux séances de la Convention européenne, et « des membres de la branche exécutive des Etats-Unis pourront être associés, sur les dossiers concernés, au travail des Conseils européens distincts ». Belle tentative, mais la ficelle est quand même un peu grosse. Surtout qu’aucune mention n’est faite d’invitations en sens inverse pour que les Européens puissent assister, à leur tour, aux réunions des décideurs de la Maison Blanche, du Département d’Etat ou du Pentagone.   

Une (fausse) illustration de trop

A la dernière page du livre, Autret réitère la thèse selon laquelle « l’hégémonie américaine s’est déployée dans le vide laissé par les désaccords entre Européens ». Dommage que pour appuyer un constat ô combien pertinent, elle se laisse séduire par un faux précédent : « gardons à l’esprit que ce n’est pas l’Oncle Sam qui a sabordé la Communauté européenne de défense mais les députés français ». Exact sur le papier, cet exemple est au fond l’un des pires que l’auteur ait pu choisir. Sans vouloir ressusciter ici la querelle de la CED, et sans nier non plus la diversité des motivations des opposants au « Traité instituant la Communauté européenne de défense », il convient de rappeler l’objection faite par le Général de Gaulle. Pour lui : « la CED cela consiste à rassembler les forces européennes pour les mettre collectivement à la disposition des Etats-Unis ».

En effet, l’article 18 du traité rejeté en 1954 par l’Assemblée nationale stipule que le commandant suprême compétent de l’OTAN (c’est-à-dire le commandant en chef de l’armée américaine en Europe) est « habilité à s’assurer que les forces européennes de défense sont organisées, équipées, instruites et préparées de façon satisfaisante ». Pour cela, elles « reçoivent des directives techniques » de l’Alliance atlantique. « Dès qu’elles sont en état d’être employées, elles sont affectées au commandant suprême » de l’OTAN, qui en dispose à sa discrétion, sauf opposition unanime des Six (article 77). Et ceci en temps de paix. Car en temps de guerre, le général américain exerce automatiquement « les pleins pouvoirs et responsabilités de commandant suprême ». Rien d’étonnant à ce que De Gaulle trouve que « cette armée dite ‘européenne’ », façon CED, aurait été « en fait l’un des instruments de la stratégie américaine ». C’est donc bel et bien la question de la dépendance européenne vis-à-vis de « Oncle Sam » qui fut posée avec la CED, et rejetée par les députés français. Une dépendance contre laquelle Autret nous met par ailleurs brillamment en garde.

Derniers points d’interrogation

Si l’identification et l’analyse des grands enjeux tout au long de l’ouvrage sont d’une justesse et d’une lucidité sans faille, le raisonnement devient un peu moins convaincant lorsqu’on en vient à la méthode à adopter, et en particulier à ses détails. L’auteur part de l’idée que les Européens doivent présenter un front uni, autrement ils ne font pas le poids. Par « souci d’efficacité » donc, elle prône l’approfondissement de l’intégration à 27, avec renforcement de la dimension supranationale. Car « mieux vaut participer à l’élaboration d’une décision de compromis, fût-elle en partie insatisfaisante, qu’arrêter seul une position parfaitement cohérente mais qui n’a aucune chance d’être entendue ». Logique au premier abord, cet argument n’en cache pas moins un piège fondamental. Il est vrai que, étant donnée le foisonnement des « chevaux de Troie » au Conseil des ministres, la règle de l’unanimité garantit que rien ne peut se faire sans l’assentiment des Etats-Unis. Mais précisément du fait du nombre de ceux qui, par conviction, conformisme, confort ou simple lâcheté, préfèrent abdiquer leurs responsabilités et s’aligner sur les vœux et les modèles importés de l’Amérique, le passage au vote à la majorité signifieraient, dans l’état actuel des choses, la mise en minorité automatique de toute idée d’autonomie. Plus grave encore, ce serait cette fois-ci sans aucune porte de sortie.

En effet, il est clair depuis longtemps (et l’auteur elle-même le reconnaît en parlant des blocages en matière de défense) que la seule solution pour la poursuite de l’ambition d’une « Europe européenne » est le regroupement des Etats les plus déterminés. Ce(s) groupe(s) pionnier(s) pourront agir comme une force d’entraînement, en introduisant des mesures, lançant des programmes, et défendant des priorités stratégiques. Mais pour ce faire, ils ont besoin d’une marge de manœuvre. Or, à l’heure actuelle, pratiquement chaque « pas en avant » dans l’intégration au niveau des 27 est comme une attache supplémentaire sur une camisole de force. Sans un changement de cap radical, basé notamment sur une prise de conscience générale des enjeux de souveraineté, toute poussée vers la « communautarisation » ne ferait que verrouiller l’Europe un peu plus dans une position de dépendance définitive.

Ce n’est pas un hasard si Valéry Giscard d’Estaing (séduit quelques années plus tard par la possibilité de donner son nom à une « constitution ») plaidait, en 1995, pour la distinction entre deux projets parallèles : l’Europe-puissance (sous forme de noyau) et l’Europe-espace (l’ensemble de l’UE élargie). Pour ce qui est de ce dernier, selon lui « la France ne doit pas chercher à en faire une zone d'intégration accrue, par un transfert de nouvelles compétences ou par une extension du champ d'application du vote à la majorité, dispositions qui se retourneraient contre elle et risqueraient d'être rejetées, le moment de la ratification venu, par son opinion publique ou par ses élus ». L’Europe-espace devrait donc « se conformer désormais aux deux traités fondamentaux, le traité de Rome et l'Acte unique ». Jacques Delors lui-même ne disait pas autre chose lorsqu’il observait que « les ambitions affichées par le Traité de Maastricht, déjà excessives pour les Douze me semblait-il à l’époque, ces ambitions ne peuvent en aucun cas être à la base du contrat de mariage de la Grande Europe ». L’ancien président de la Commission de Bruxelles en conclut à la nécessité de la création simultanée « d’un grand ensemble économique » soigneusement régulée, et d’une « avant-garde » mue par « la volonté de jouer un rôle dans le monde » et apte à relever le défi du « besoin de capacité politique ».

Le soutien des opinions publiques européennes (un facteur qu’Autret n’aborde pas dans son livre) à l’idée d’autonomie européenne ne fait que renforcer la légitimité de ceux qui s’engageraient dans cette deuxième direction. Et la pression sur ceux qui s’y refusent. Il s’avère que l’inclusion du terme « indépendance européenne » dans les enquêtes d’opinion garantit automatiquement un minimum de 80% de réponses favorables. Et ce, sans que les dirigeants et les médias européens aient jamais pris le soin (ou le courage) d’aborder publiquement le thème des dangers de la dépendance et de la nature de ses « contreparties ». Peut-être n’est-il donc pas inutile de rappeler une exception, quoique très prudente, à cette loi du silence, notamment le rapport rédigé en 1975 par le Premier ministre belge Léo Tindemans qui dressait un diagnostic étrangement familier à ce propos.

« J’ai été frappé, au cours de mes visites, par le sentiment partout répandu de notre vulnérabilité et de notre impuissance. L’inégalité dans la distribution des richesses menace la stabilité du système économique mondial, l’épuisement des ressources pèse sur l’avenir de la société industrielle, l’internationalisation de la vie économique accroît la dépendance de notre système de production. Nos peuples attendent de l’Union européenne qu’elle exprime, là où il le faut et où on l’attend, la voix de l’Europe. Que notre action commune défende efficacement nos intérêts légitimes, qu’elle assure les bases d’une véritable sécurité dans un monde plus équitable ». Et la conclusion s’impose : « l’Europe doit fuir à la fois l’isolement, le repli sur soi qui la mettrait en marge de l’histoire, mais aussi la sujétion, l’étroite dépendance, qui l’empêcherait d’exprimer sa voix. Elle doit retrouver une certaine maîtrise de son destin ». Pour ceux qui pensent que cette ambition reste toujours valable, l’ouvrage de Florence Autret apporte une confirmation remarquablement articulée. Pour ceux qui sont d’avis contraire, il devrait être une lecture obligatoire.

(Lecture critique du livre de Florence Autret, L’Amérique à Bruxelles, Éditions du Seuil, mars 2007, 229 p.)


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relations transatlantiques, europe de la défense


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