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Gouvernement « populiste » en Italie : catastrophe ou catalyseur utile ?

Foreign Policy Research Institute - 21 juin, 2018
Etude et analyse
Hajnalka Vincze

L’entrée en fonction du nouveau gouvernement italien fut accueillie, dans les milieux financiers, médiatiques et par la plupart des dirigeants européens avec un mélange d’inquiétude et d’indignation. Comment l’Italie, un des pays fondateurs de l’Union, son lieu de naissance de par le traité de Rome, a-t-elle pu porter au pouvoir des forces eurosceptiques, antisystème, susceptibles de mettre en péril l’euro, et de créer des tensions sans précédent au sein de l'UE ?

L’alliance de la Ligue d’extrême-droite et du Mouvement 5 Etoiles d’inspiration gauchiste, altermondialiste est vue par beaucoup comme la triste confirmation de la montée des « populismes » un peu partout en Europe, et un coup d’arrêt à la vertueuse dynamique pro-européenne enclenchée par l’élection, l’an dernier, du président français Emmanuel Macron.

Sauf que cette vision n’est pas entièrement partagée par Paris. La diplomatie française voit dans les résultats italiens surtout une validation de ses priorités de toujours sur l’Europe, et une opportunité d’en convaincre, enfin, les autres. En règle générale, à chaque fois que la construction européenne se trouve dans l’impasse, le rôle, d’inspirateur de la France revient au premier plan. C’est d’autant plus le cas aujourd’hui, que l’enthousiasme européen du président de la République contraste nettement avec l’euro-morosité ambiante et avait suscité de fortes attentes. Dans ce contexte, la mise en garde de l’ancien ministre des affaires étrangères, Hubert Védrine, contre l’usage du mot-valise « populiste » est particulièrement instructive. Le terme se réfère, d’après lui, au « peuple vote mal », contre ce qu’attendent de lui les élites. Cette éminence grise de la diplomatie française, une sorte de Kissinger et de Brzezinski réunis, conseiller des présidents successifs depuis Mitterrand jusqu’à Macron y compris, préfère mettre l’accent sur « le décrochage des peuples ». Ceux dont les demandes légitimes en matière d’identité, de souveraineté et de sécurité ont été méprisées, ignorées depuis trop longtemps par les élites. C’est d’ailleurs dans un esprit similaire que le nouveau Président du Conseil, Guiseppe Conte s’est revendiqué du terme « populiste ». S’il « signifie que la classe dirigeante écoute enfin les demandes du peuple (...) et si 'antisystème' signifie la fin des vieux privilèges et des pouvoirs installés, alors les deux partis politiques méritent les deux qualificatifs ».

Une tendance européenne

Loin d’être une exception, les élections italiennes s’inscrivent dans la montée générale, partout en Europe, de forces politiques contestataires, eurosceptiques, à visages variés et aux agendas parfois contradictoires, mais qui peuvent être toutes rangées sous l’étiquette populiste. Tantôt elles sont déjà au pouvoir, seules ou en coalition, comme en Autriche, en Hongrie, en Pologne, en République tchèque et désormais en Italie, tantôt elles ont réalisé des scores remarquables aux dernières élections, comme en France, en Allemagne, au Pays-Bas, au Danemark, en Slovénie, sans parler du vote sur le Brexit.

Si le point central est aujourd’hui le rejet de l’immigration massive, en particulier d’origine musulmane, l’agacement des peuples qui se manifeste dans le renforcement progressif des partis eurosceptiques remonte à plusieurs décennies. Au-delà du malaise identitaire proprement dit, il s’agit d’un mécontentement profond des opinions publiques avec la version de l’UE que leur proposent les élites. Face à la mondialisation, les classes populaires et moyennes se sentent de plus en plus abandonnées et exposées. Ils regardent avec méfiance une Europe qui démantèle les barrières internes et conduit à la délégation croissante, vers Bruxelles, des moyens d’action nationaux, sans mettre en place les protections correspondantes à son niveau. Depuis le traité de Maastricht de 1992 où le « oui » l’a emporté avec une marge d’à peine 1% en France, à chacun des rares référendums sur l’Europe, que ce soit en Grèce, au Danemark, au Pays-Bas, en France ou en Irlande, les citoyens ont répondu avec un « non » retentissant. Du moins en première instance, puisqu’ils devaient parfois retourner aux urnes pour faire leur autocritique…

La grande nouveauté en Italie n’est donc pas qu’il y a une majorité d’électeurs eurosceptiques. Mais que les deux partis de bords opposés qui les représentent ont réussi à se fédérer pour former un gouvernement, en une sorte d’alliance « des deux rives ». Cela a sans doute été facilité par la situation particulière du pays qui a subi de plein fouet les conséquences des deux crises européennes majeures de ces dernières années : la crise migratoire et la crise financière et économique. Ce n’est pas un hasard si les deux leaders de la coalition gouvernementale, devenus tous les deux vice-Premier ministres autour d’un Guiseppe Conte quasi sous tutelle, se sont réservés ces deux thèmes : à Matteo Salvini de la Lega le portefeuille de l’Intérieur et à Luigi Di Maio des cinquestelle le ministère du Développement économique.

(Credit photo: La Repubblica www.repubblica.it)

Spécificités italiennes

Troisième économie et seconde industrie de la zone euro, l’Italie enregistre une dette publique qui monte à 132% de son PIB, alors que son taux de croissance est l’un des plus bas (1,5%) et son taux de chômage l’un de plus importants (10,8%) dans toute l’Europe. Sa crise économique à elle remonte plus loin que 2008, et dans la perception de l’opinion publique est étroitement liée à la monnaie unique. En effet, le PIB par tête d’habitant y a diminué de 10% depuis l’introduction de l’euro, en l’an 2000. Les règles de la zone euro, optimisées pour l’Allemagne mais qui désavantagent sérieusement d’autres partenaires, comme l’Italie, sont regardées par les critiques comme à l’origine des difficultés économiques. Dans ce contexte, la politique d’austérité prônée par Bruxelles à la suite de la crise financière est vue comme injuste. D’autant qu’elle ne s’accompagne pas d’une révision en profondeur des fondamentaux, incontestablement problématiques, du fonctionnement de l’Euro-zone. Rien d’étonnant à ce que le programme esquissé dans le contrat de gouvernement soit donc séduisant pour beaucoup. Dans une logique keynésienne, il mise sur une politique de la croissance et sur la relance des investissements. Mais c’est sans compter avec Berlin. Autant, sur la question d’une éventuelle sortie de l’euro, le nouveau gouvernement italien a mis de l’eau dans son vin et juge désormais la monnaie unique « indispensable », autant il est difficile de voir comment la rupture envisagée avec la politique d’austérité pourrait ne pas conduire à une confrontation avec l’Allemagne.

L’immigrazione a été le thème central de la campagne de 2018. Avec 700 000 migrants débarqués ces 5 dernières années, c’est un sujet de préoccupation majeur pour les Italiens aujourd’hui. Pays de première entrée dans l’UE pour les migrants venus d’Afrique, l’Italie est responsable de traiter les demandes d’asile, en vertu du règlement de Dublin. Rome se plaint depuis des années des défaillances de ce mécanisme et du manque de solidarité des partenaires européens, qui soit traînent des pieds pour accueillir leur quota de migrants, soit refusent tout net. Dans ce domaine, les premiers pas du gouvernement Conte confirment l’approche intransigeante mise en avant lors de la campagne électorale. A la fois dans les paroles, dans les actes, et dans la posture de confrontation vis-à-vis des autres capitales. La promesse d’expulser 500 000 migrants illégaux a été réaffirmée par le ministre de l’Intérieur qui a débuté par des phrases choc, telles « Le bon temps pour les clandestins, c'est fini: préparez-vous à faire les valises », ou encore « L’Italie et la Sicile ne peuvent pas être le camp de réfugiés de l'Europe ». Il a tout de suite joint l’acte aux paroles, en fermant les ports italiens devant un bateau transportant des migrants, le dénommé Aquarius. Pour ce qui est de l’Europe, le Premier ministre italien a appelé, dans son premier discours officiel, à une redistribution « obligatoire » et « automatique » des migrants/demandeurs d’asile. Une proposition explosive, vu que certains Etats membres y sont fondamentalement hostiles.

Implications pour l’UE

Pendant la campagne électorale et les trois mois de tractations pour former une coalition gouvernementale, les commentaires européens étaient pleins de scénarios de cauchemar qui énuméraient les nombreux domaines dans lesquels l’arrivée au pouvoir des « populistes » serait, pour l’UE, un véritable désastre. En effet, le pire n’est jamais exclu, et les enceintes européennes seront certainement plus animées que jusqu’ici. Les premiers pas de la coalition italienne suggèrent qu’il faut s’attendre à plus de déclarations tonitruantes, plus de conflictualité, plus de coups de théâtre. La gestion sera plus difficile, l’issue plus incertaine, mais le débat démocratique ne s’en portera pas forcément plus mal. Les premières prises de positions de Rome semblent indiquer aussi que le nouveau gouvernement n’est pas complètement fermé aux compromis.

Comme on l’a vu, les dirigeants italiens ont considérablement assoupli leur discours sur l’euro. Quant à la Russie, le contrat de gouvernement soutient que Moscou n’est pas une menace militaire, et qu’elle doit être considérée comme un partenaire plutôt qu’un ennemi. Mais pour cela, il n’est point besoin d’avoir un accord de coopération avec le parti russe majoritaire soutenant Poutine (comme en a la Ligue), car cette formule est tout sauf inédite. Certes, le nouveau gouvernement italien est pour la levée des sanctions européennes contre la Russie, mais ne parle plus de levée « immédiate », ni de retrait unilatéral. La question du retour de Moscou au G7/G8 a donné lieu à un cafouillage public, le Premier ministre Conte soutenant d’abord la position favorable du Président Trump, pour se ranger ensuite aux autres Européens qui s’opposaient à cette proposition. En revanche, son attitude intraitable sur l’immigration assurera que cette question cruciale reste constamment en tête de l’agenda politique de l’UE – ce qui, de toute façon, devrait être le cas, vu à la fois l’évolution des opinions publiques et l’importance durable de la pression migratoire. 

De manière plus générale, la défiance électorale vis-à-vis de l’Europe telle qu’elle est, et l’aspiration à ce qu’elle devienne plus protectrice des intérêts des citoyens, pourrait renforcer ceux qui plaident pour une Europe plus active et plus ferme sur la scène internationale. Le ministre français des affaires étrangères avait justement fait le lien, il y a quelques mois devant une audience américaine, entre le souci d’éviter la montée des extrémismes et la nécessité d’une politique européenne indépendante qui s’affirme. Il a parlé d’une « Europe qui protège, qui protège ses citoyens, qui protège ses intérêts. Qu'on n'ait pas d'arrière-pensée ou de pudeur à dire que l'Europe est une puissance qui sait jouer aussi des rapports de force, y compris éventuellement avec les États-Unis, ce qui n'empêche pas l'amitié. Mais cela veut dire la défense des intérêts. C'est cette nouvelle donne-là qui commence à apparaître, et j'espère qu'elle gagnera parce que si elle ne gagne pas, alors on risque d'avoir dans tous ces pays y compris le mien, un retour du populisme qui serait dévastateur. »

La solution (française) pour l'Europe

Certes, l’avenir de la coalition gialloverde (jaune and vert, d’après les couleurs de la Ligue et du M5S) est tout sauf assuré d’avance. Au-delà de l’instabilité inhérente du système politique italien, le gouvernement Conte, le 62ème en 70 ans, débute d’emblée avec une majorité étroite au Parlement. Or son sort sera scruté de près, à la fois par ses semblables et par ses détracteurs européens. Si la synthèse des deux bords (gauche et droite « populistes ») tient bon, d’autres pourraient être tentés de s’en inspirer. En revanche, si elle s’écroule sous le poids de ses composantes trop disparates, ceux qui auraient songé à faire de même vont y réfléchir à deux fois. L’action gouvernementale sera, elle aussi, un numéro d’équilibriste dès le départ. Si la coalition met trop d’eau dans son vin, au nom du réalisme du pouvoir, elle risque vite de décevoir, en Italie et au-delà. Inversement, si elle semble trop campée sur des positions de fantapolitica (politique fantaisiste, terme utilisé par les critiques) sans proposer de solutions viables, voire, pour compenser, elle adopte un discours de plus en plus radical, cela aurait un effet dissuasif sur l’électorat.

On comprend bien que tous ces développements intéressent au plus haut point ceux qui auront en tête leurs propres échéances électorales, soit nationales, soit européennes (en 2019, avec le renouvellement du Parlement de l’UE). Toutefois, à plus long terme, ce qui compte c’est le malaise profond et tenace des peuples qui s’est manifesté cette fois-ci avec fracas aux élections italiennes. De ce point de vue, le sort du gouvernement Conte importe moins que les réactions, en termes de décisions concrètes, des dirigeants des autres pays européens. Persisteront-ils dans le déni, trop contents de pouvoir jeter l’anathème « populiste » sur les attentes légitimes des citoyens ? Ou, au contraire, sauront-ils profiter du fait que ces attentes ne vont pas, pas encore, de pair avec le rejet de l’idée européenne ? Que la grande majorité des sceptiques et des mécontents restent, malgré tout, attachés au maintien de la construction européenne – à condition qu’elle change radicalement de logiciel.

Rarement le constat de Barbara Spinelli, femme politique italienne, député européen et la fille de l’un des pères fondateurs de l’Europe, a été aussi valable qu’aujourd’hui : « L’avenir de l’Europe va être décidé à Paris ». En effet, la diplomatie française compte bien saisir la balle au bond pour faire valoir ses priorités de toujours. Ils se sont précipités pour souligner que les élections italiennes, comme d’autres scrutins récents, traduisent le désir des électeurs pour une Europe protectrice et souveraine. Il se trouve que c'est exactement le modèle d'Europe prônée par le président Macron (et tous ses prédécesseurs, sans exception). Pour Paris, le seul moyen de contrer, voire renverser, la montée de l'euroscepticisme est de reconnaître la légitimité de certains griefs "populistes" et d'y apporter des solutions concertées. L'exemple le plus emblématique, et le plus urgent, est le renforcement des frontières extérieures de l'espace Schengen. Au-delà, la double exigence de protection et de souveraineté couvre un grand éventail de sujets, des disputes commerciales à l'harmonisation fiscale et sociale, en passant par la politique étrangère et de défense. L’alternative serait donc simple : soit une Europe protectrice de ses intérêts, de son identité et de son modèle, maître de son destin et libre de ses choix, soit le retour aux nationalismes et au chacun pour soi. L’écrivain italien Umberto Eco n’a pas dit autre chose lorsqu’il lança cette mise en garde : « L'Europe deviendra européenne ou elle volera en éclats ». 

Ce texte est la version française de l'article original: Hajnalka Vincze, “Populist” Government in Italy: Catastrophe or Useful Catalyst?, In The American Review of Books, Blogs, and Bull, Foreign Policy Research Institute (FPRI), 21 juin 2018.


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